Le dernier tour de piste de Jean-Marie Le Pen
A 91 ans, le fondateur du Front national refuse de quitter la scène. Il reçoit toujours journalistes et amis — et travaille sa postérité.
Posé sur l’imposant bureau victorien, dans le salon orange de son domicile de RueilMalmaison (Hautsde-Seine), le portable de Jean-Marie Le Pen se met à vrombir. Une sirène hurlante s’échappe du mobile, façon camion de pompiers, accompagnée d’une lumière intense. Sur le fond d’écran – la statue de Jeanne d’Arc, place des Pyramides, à Paris – le nom d’« un ami fidèle » apparaît : celui de l’ancien vice-président du Front national, Bruno Gollnisch. La main du vieil homme peine à déverrouiller l’appareil ; il active le haut-parleur, malgré notre présence face à lui.
« Oui, Bruno ? Comment vas-tu ? » La discussion glisse, comme chez tous ceux dont la jeunesse a filé, sur la santé des uns et des autres, malmenée par les tracas médicaux et les opérations chirurgicales. Jean-Marie Le Pen a échappé de justesse à une septicémie l’année dernière, et Bruno Gollnisch vient de subir une lourde intervention. Mais ce dernier garde un bon souvenir de son passage à l’hôpital : « Le personnel était absolument charmant. C’est évidemment assez cosmopolite – l’anesthésiste est arabe, les filles de salle sont congolaises… » « Oui, le personnel est assez coloré, abonde l’ami Jean-Marie. Ils sont gentils, d’habitude. Les journalistes me disent : “Mais comment se fait-il que ces gens-là, alors qu’on vous prétend raciste, vous fassent des grâces ?” Je réponds : “C’est parce qu’ils ne lisent pas vos articles !” »
Le rire de Jean-Marie Le Pen résonne dans la pièce, reconnaissable entre tous. Un rire de méchant dans les films. Il nous scrute du coin de l’oeil et sourit, sachant que ni nous ni l’enregistreur posé en évidence sur le bureau ne perdons une miette de la conversation. Dans un angle de ce salon au décor baroque, où se côtoient grosse lampe bouddha et maquette de bateau, Jany Le Pen se tait, à demi cachée derrière une fausse colonne corinthienne. Seuls les deux lévriers espagnols, Camilla et Stella, semblent intéressés par la conversation entre Le Pen et Gollnisch. Cette dernière roule vite sur leurs problèmes judiciaires d’anciens députés européens, suspectés d’avoir salarié fictivement comme assistants parlementaires des collaborateurs du parti. « C’est un coup à 500 000 euros, ça, quand même ! » frissonne Bruno Gollnisch, qui ignore tout de notre présence dans la pièce.
A la veille d’une nouvelle audition de Jean-Marie Le Pen par la juge chargée de l’enquête, l’heure est à la concertation. « Si tu entres dans le vif du sujet, si madame Thépaut te parle de ton ancien chef de cabinet ou de ta secrétaire, ne manque pas de dire qu’il était tout à fait légitime que ces gens-là fussent sur mon contrat à telle ou telle période, dans la mesure où nous travaillions en pool ! » conseille Bruno Gollnisch, qui prend soin de détacher ce dernier mot. A l’autre bout du fil, Jean-Marie Le Pen acquiesce d’un air distrait. Son ancien dauphin insiste : « Si tu as l’occasion de placer ça, je pense que ça sera très bien. » Réponse du vieux « Menhir » : « Je ferai ce que je pourrai. »
UN RETRAITÉ QUI SOIGNE SON IMAGE
La scène est une fenêtre ouverte sur les journées de Jean-Marie Le Pen, ponctuées par les rendez-vous judiciaires, les entretiens avec les journalistes, et, parfois, un déjeuner entre amis ou en famille. Un quotidien de retraité de la politique occupé à polir sa statue de commandeur de l’extrême droite française. A 91 ans, le fondateur du FN aimerait « laisser l’image d’un honnête homme », nous dit-il. Lui dont on ne compte plus les condamnations, pour apologie de crime de guerre, contestation de crime contre l’humanité, provocation à la haine, à la haine raciale… Encore récemment, le « diable de la République » a été condamné en appel pour injures visant les homosexuels, après des propos rapprochant homosexualité et pédophilie. Un casier judiciaire sur lequel il s’appesantit dans le tome II de ses Mémoires (Tribun du peuple, éditions Muller)… Il faut dire qu’il est aussi long que son parcours politique : cinq candidatures à l’élection présidentielle et soixante ans d’une vie à faire sortir du ghetto le nationalisme français, jusqu’à ce qu’il devienne une des premières forces politiques du pays.
C’est décidé, le « Vieux », comme on le surnomme au Rassemblement national, sera « l’apologiste de luimême », puisque personne ne semble vouloir endosser ce rôle depuis son exclusion du parti, en 2015. C’était après une énième déclaration sur les chambres à gaz, « détail » de l’histoire selon lui. Pour parfaire cette entreprise de réhabilitation, Jean-Marie Le Pen voit du monde, surtout des jeunes, qui viennent dans ses bureaux de
Montretout comme on grimpe au sommet du Mont-Saint-Michel. Pour voir. Mi-octobre, une dizaine d’étudiants de l’Institut de formation politique (IFP), un centre de formation prisé par les promoteurs de l’union des droites, sont venus partager quelques chips et du crémant d’Alsace. Le petit groupe avait décidé, après un vote serré, de baptiser sa promotion « Jean-Marie Le Pen ». Comme un sursaut d’affection au crépuscule de l’existence. « Les jeunes sont restés jusqu’à 1 heure du matin, et le lendemain, à 8 heures, Jean-Marie était aux Grandes Gueules sur RMC », raconte, enamouré, Lorrain de Saint Affrique, l’autoproclamé « conseiller non fictif » du patron.
LE MENHIR NE VEUT PAS QUITTER L’ARÈNE
A la question posée par L’Express – « Qu’est-ce qui vous rend heureux aujourd’hui ? » –, le Breton beugle du tac au tac : « Vous ! » Déroutant. Pour rester dans le coup face à ses interlocuteurs, qui défilent à Montretout ou à Rueil-Malmaison, le Menhir suit toujours l’actualité. Il regarde beaucoup la télé, et n’a évidemment rien raté de la polémique provoquée par le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, qui juge le voile islamique « pas souhaitable dans notre société ». « Qu’est-ce que c’est que ça ? On est pour ou on est contre ! » réagit Jean-Marie Le Pen.
En fin de journée, son assistant personnel Gérald Gérin ou sa femme Jany lui tirent une petite bière pression dans la cuisine. Sur la table, une trentaine d’exemplaires de ses Mémoires attendent encore leur dédicace, tandis que trois cartons de livres s’entassent à ses pieds. Sur chaque volume, un bout de papier de couleur lui rappelle le nom du destinataire, pas toujours inconnu : l’identitaire Damien Rieu, assistant parlementaire de l’eurodéputé Philippe Olivier, ou encore deux collaborateurs du sénateur
RN Stéphane Ravier, Antoine Baudino et Gabriel Bendayan. Des livres envoyés par la Nouvelle Librairie, nouveau repaire de l’extrême droite parisienne, en face du jardin du Luxembourg, où il a fêté la sortie de son deuxième opus. C’était au début du mois d’octobre.
Sur le trottoir du VIe arrondissement, ce soir-là, une centaine de personnes l’attendent, dont de nombreux étudiants venus d’Assas, de jeunes hommes aux cheveux coupés ras semblant surgir d’une autre époque. A l’intérieur, Jean-Marie Le Pen ne boude pas son plaisir. « Vous allez recueillir mes déclarations immortelles », glisse-t-il à L’Express, avant d’accepter avec gourmandise selfies, poignées de main et confidences. « Notre génération vous rendra justice », glisse un jeune. « Le combat national n’est pas mort ! » lance un autre. « Vous allez manquer à la France », regrette un troisième. C’en est trop. Jean-Marie
Le Pen frappe du poing sur la table : « Mais je ne suis pas mort, petit bonhomme, pas mort ! »
Le nonagénaire organise ce combat contre le temps qui passe depuis Montretout, cette maison qui a abrité tant de querelles familiales et de réunions politiques. Une lutte évidemment perdue d’avance. A l’intérieur de cette imposante bâtisse bourgeoise, posée sur un parc, la peinture s’écaille, le portail grince, et les ressorts du canapé du salon rendent l’assise inconfortable. Dans son bureau à l’étage, Jean-Marie Le Pen s’autorise quelques folies. Comme lorsqu’il rédige une lettre à Donald Trump, restée sans réponse, pour demander au président des Etats-Unis de faciliter l’obtention d’une green card pour le fils de Bruno Mégret, dont il est le parrain. « Ce n’était pourtant pas banal, Le Pen s’adressant à Trump pour faciliter “l’immigration” du fils Mégret », se marre-t-il dans ses Mémoires. Le vieil homme s’est réconcilié avec le « félon » responsable du « pu-putsch » de 1999, qui a bien failli mettre le parti à terre. De l’histoire ancienne. Jean-Marie Le Pen ne voudrait pas qu’on vienne cracher sur sa tombe. L’enfant de 1928, marqué dans sa chair par la Seconde Guerre mondiale avec le décès de son père, combattant des guerres d’Indochine et d’Algérie, veut aujourd’hui parler des « Ecoute-s’il-pleut », ces petites rivières d’Ile-de-France qui chantonnent, et du Gouyanzeur, ce fin ruisseau de La Trinité-surMer… « Je suis un peu amoureux des arbres, dit le Vieux, pour une fois sérieux. Je me dis qu’ils seront encore là quand je serai parti, et que d’autres les regarderont. » Lui qui ne bouge plus de sa chaise – ses jambes ne lui permettent pas de se lever – regarde un instant à travers les fenêtres. Dehors, le grand jardin de Jany s’est paré des couleurs de l’automne. « Les feuilles mortes se ramassent à la pelle », dit la chanson. Les souvenirs et les regrets aussi.