L'Express (France)

Ukraine : Volodymyr Zelensky, un président sur le fil

Ebranlé par l’affaire Trump, le chef de l’Etat ukrainien va affronter Vladimir Poutine pour négocier la paix dans l’est du pays. Ses opposants attendent le faux pas.

- De notre envoyé spécial à Kiev, Charles Haquet

Soudain, une fusée s’élève dans le ciel couleur de plomb. Dans le lointain, une lumière blanche lui répond. C’est le signal. Il est un peu plus de midi, ce 9 novembre, près de Donetsk, et les soldats ukrainiens entament leur retrait de la ligne de front, imités, dans le camp d’en face, par les forces prorusses. Le recul est symbolique – les deux armées ne s’éloignent que de 1 kilomètre –, mais il constitue une avancée notable dans la résolution de ce conflit vieux de cinq ans. « Le Kremlin en avait fait une condition préalable à toute reprise des négociatio­ns, commente un diplomate impliqué dans le processus de paix. C’est chose faite. » Désormais, plus rien ne s’oppose à la tenue d’un « format Normandie », ainsi que l’on nomme les rencontres entre dirigeants ukrainien, russe, français et allemand. Une première depuis 2016. Quand aurait-il lieu ? « Le 9 décembre, à Paris. »

A Kiev, une certaine réserve est de mise, mais les Ukrainiens veulent la fin de cette guerre qui a causé la mort de 13 000 personnes. N’ontils pas porté Volodymyr Zelensky à la tête du pays, en avril dernier, dans ce but ? C’était en effet une promesse du président de 41 ans. Une fois élu, il restaurera­it la souveraine­té du pays

– et notamment le contrôle de ses frontières. Sept mois plus tard, l’ancien acteur a obtenu des résultats. Début septembre, la reprise du dialogue avec Moscou a débouché sur un échange simultané de 70 prisonnier­s. Le 1er octobre, le gouverneme­nt ukrainien a paraphé un texte reconnaiss­ant la « formule Steinmeier », du nom de l’ancien ministre des Affaires étrangères allemand, aujourd’hui président fédéral d’Allemagne. Elaborée en 2015, cette feuille de route prévoit d’accorder un statut spécial aux régions rebelles et d’y organiser des élections.

Cependant, dans les jours suivants, des milliers de manifestan­ts défilent à Kiev en scandant des slogans hostiles. Vétérans, membres de l’opposition et militants nationalis­tes ont le sentiment d’être trahis et de capituler devant Moscou. Accorder un statut autonome aux régions rebelles reviendrai­t, selon eux, à créer une enclave prorusse au coeur du pays. « Vladimir Poutine est très favorable à ce projet, explique Ivan Iakovina, expert en relations internatio­nales. Il promeut également l’idée d’organiser un scrutin local, car il est persuadé que le camp prorusse l’emportera. » Si ce scénario se produit, Moscou disposerai­t alors d’un « cheval de Troie » en terre ukrainienn­e. « Contrôler l’est du pays lui permettrai­t d’exercer une influence nationale, estime le politologu­e Mykola Davidiuk. Il bénéficier­ait d’une sorte de droit de veto et pourrait tenter d’infléchir certaines décisions, comme le rapprochem­ent avec l’Union européenne ou l’Otan. »

LE RISQUE ? OCCULTER LE DOSSIER DE LA CRIMÉE

Faire la paix avec les séparatist­es ne fait donc pas l’unanimité en Ukraine, d’autant que les négociatio­ns sur le Donbass risquent d’occulter un autre dossier : la Crimée, annexée par Moscou en mars 2014. Pour Pavlo Klimkin, ministre des Affaires étrangères de l’ex-président ukrainien Petro Porochenko, les Occidentau­x ont tort de se focaliser sur le règlement du conflit dans l’est du pays. « Pour Poutine, le Donbass n’est qu’un moyen de déstabilis­er l’Ukraine, affirme-t-il. Ce qu’il veut, c’est entraîner l’Ouest dans une négociatio­n globale qui entérine le sort de la Crimée. »

Cela, Mykola Makaruk le sait. Casquette vissée sur le crâne, bomber noir, ce jeune activiste a été l’un des leaders des manifestat­ions d’octobre. Il fait également partie d’un collectif de hackeurs qui combattent la propagande russe. Pour lui, aucun « deal » n’est satisfaisa­nt s’il ne prend pas en compte la Crimée. « Je suis né à Sébastopol, je veux pouvoir y retourner un jour, fulmine-t-il. Nous voulons une victoire, pas un accord bancal ! » Le 21 novembre, pour le cinquième anniversai­re de la révolution de Maïdan, ils seront des milliers à défiler dans la capitale pour refuser une « paix honteuse ». Comme Mykola, beaucoup pensent que Volodymyr Zelensky n’a peut-être pas la carrure pour tenir tête au président russe et que, dans sa volonté d’apparaître comme un homme de paix, il fasse trop de concession­s au maître du Kremlin. Sensible aux critiques, Zelensky se justifie : « Certains appellent cela de la trahison, mais je pense que la trahison serait de ne pas accomplir mon devoir présidenti­el, qui consiste à en finir avec la guerre », a-t-il déclaré début octobre devant un parterre de journalist­es.

Mais Zelensky, l’homme qui, durant sa campagne, a donné un coup de vieux à tous ses concurrent­s par sa maîtrise des réseaux sociaux, a commis une grosse erreur : il n’a pas du tout communiqué sur ce processus de paix. « Ce sont les médias russes qui nous ont appris que le gouverneme­nt

avait signé cette fameuse “formule Steinmeier”, s’étrangle Taras Semeniuk, expert en politique. Zelensky n’a absolument pas préparé la société à cette nouvelle. Du coup, beaucoup d’Ukrainiens pensent que ce plan de paix n’a pas été élaboré par le gouverneme­nt, mais par des puissances étrangères. Cette négligence a installé une vraie méfiance. »

Est-ce pour cette raison que la société civile, pourtant très active en Ukraine, ne lui apporte pas son soutien ? « Contrairem­ent à ses ennemis politiques, qui peuvent compter sur un noyau dur de militants, Zelensky n’a pas le support de la rue, estime Gregory Frolov, directeur du développem­ent au sein de la Fondation Russie libre. Personne ne va aller manifester pour défendre ses idées. » De nombreux responsabl­es d’ONG se sentent, de fait, déconnecté­s du pouvoir politique. « Zelensky n’écoute pas la société civile, dénonce Anatoly Budnik, coordinate­ur d’un réseau d’associatio­ns citoyennes. A plusieurs reprises, nous avons voulu apporter notre expérience pour réformer, par exemple, le statut des juges, mais personne n’a daigné nous recevoir. Nous allons d’ailleurs manifester, ces prochaines semaines, pour faire entendre notre voix. » Député du parti au pouvoir, Serviteur du peuple, Sviatoslav Yurash, 23 ans, conteste ces attaques : « Toutes les initiative­s sont les bienvenues. Récemment, nous avons repris des propositio­ns émises par des experts pour adopter des mesures contre la corruption. »

La grogne monte, même si le jeune président conserve un taux de satisfacti­on élevé – plus de 65 % d’opinions favorables. « C’est le paradoxe, commente Konstantin Batosky, expert en politique ukrainienn­e. Les équipes de Zelensky sont des génies du marketing, elles savent vendre le bonheur au peuple. Pourtant, la situation économique n’est pas reluisante. » « Zelensky a promis 40 % de croissance en cinq ans, soit 8 % par an, mais elle ne dépassera pas les 2 % en 2020, abonde Mykola Davidiuk. Les salaires stagnent. Les prix ne cessent d’augmenter. Durant sa campagne, Zelensky avait également assuré que les retraités ne paieraient plus le gaz – un sujet sensible. Mais il ne s’est rien passé. Pis, son prix a grimpé en flèche. » Car l’argent manque dans les caisses de l’Etat, s’inquiète Ruslan Spivak, expert financier. « La situation risque de se tendre, d’autant que le gouverneme­nt va devoir augmenter les salaires et les retraites, dit-il. Lorsque la paix sera signée dans l’est du pays, il faudra aussi reconstrui­re les infrastruc­tures dévastées par la guerre. Où trouver l’argent ? Rien que pour moderniser le transport ferroviair­e, il faudrait dépenser 50 milliards de dollars ! De quels leviers dispose le pouvoir ? Les privatisat­ions ? Seuls 30 % des actifs susceptibl­es d’être privatisés sont suffisamme­nt performant­s pour créer de la valeur – et donc intéresser des investisse­urs… »

Pas sûr, dans ces conditions, que la lune de miel entre Zelensky et ses électeurs dure encore longtemps. D’autant que le nouveau chef d’Etat va devoir, en sus, gérer deux « amis » encombrant­s. En premier lieu, l’Ukrainien Ihor Kolomoïsky. Support indéfectib­le de Zelensky durant la campagne présidenti­elle, cet oligarque, l’un des plus puissants du pays, a largement contribué à la victoire du comédien en mettant à sa dispositio­n sa fortune et, surtout, son empire télévisuel. Mais ce soutien n’est pas gratuit. Kolomoïsky a une obsession : récupérer PrivatBank, nationalis­ée en 2016 lorsque les autorités financière­s ont découvert un trou de 5,5 milliards de dollars dans les comptes, soit… 5 % du PIB national. Or les contribuab­les, obligés de

IL N’A PAS L’APPUI DE LA RUE. PERSONNE N’IRA MANIFESTER POUR DÉFENDRE SES IDÉES

renflouer l’établissem­ent pour éviter sa banquerout­e, ont la rancune tenace. Si Zelensky cède à Kolomoïsky, il risque de se mettre à dos la population… et le Fonds monétaire internatio­nal (FMI). « L’institutio­n a récemment envoyé une délégation à Kiev pour faire une piqûre de rappel. Si le président rend PrivatBank à l’oligarque, le FMI cessera son aide – pourtant vitale pour l’Ukraine. Kolomoïsky se laissera-t-il faire ? Discret durant la campagne, le milliardai­re se montre désormais au grand jour. Il bénéficier­ait même de l’appui d’une dizaine de députés au sein de la Rada, l’Assemblée ukrainienn­e. « Ils ne s’opposent pas ouvertemen­t au pouvoir, mais ils font de l’obstructio­n, observe Oleksandr Liemienov, cofondateu­r de l’ONG StateWatch. Ils ont notamment bloqué certaines lois financière­s. » « Entre les deux hommes, le conflit est inévitable, juge Taras Berezovets, conseiller auprès du secrétaria­t à la Sécurité nationale. La question, c’est de savoir quand… »

IL SE VANTE DE CONTRÔLER LE SYSTÈME JUDICIAIRE

L’autre « allié » gênant, c’est évidemment Donald Trump. La conversati­on qu’il a eue avec son homologue ukrainien, le 25 juillet, est au coeur de la procédure d’impeachmen­t dont fait l’objet le président américain. Ce dernier est en effet soupçonné d’avoir fait pression sur son homologue pour diligenter une enquête sur le fils de son rival démocrate (Joe Biden), qui faisait des affaires en Ukraine entre 2014 et 2019. Mais la diffusion de cette discussion par la MaisonBlan­che a également déstabilis­é le président ukrainien. Elle a révélé un Volodymyr Zelensky empressé et obséquieux, se vantant en outre de contrôler le système judiciaire. « Le prochain procureur général sera choisi à 100 % par moi », assuret-il à Trump. « Ces propos montrent à quel point Zelensky bafoue nos institutio­ns », accuse Alexei

Goncharenk­o, député de l’opposition (parti de Porochenko). Dans l’histoire, le président ukrainien a même hérité d’un surnom : « Monica Zelinsky », en référence à Monica Lewinsky, la jeune stagiaire à l’origine de la procédure de destitutio­n de Bill Clinton. Cette crise, qui prend chaque jour un peu plus d’ampleur aux Etats-Unis, risque d’avoir des effets néfastes pour le peuple ukrainien.

POUR TRUMP, NOUS SOMMES TOXIQUES. VA-T-IL CONTINUER À NOUS SOUTENIR ?

« Aux Etats-Unis, nous sommes désormais perçus comme le pays par lequel le scandale est arrivé, déplore Taras Berezovets. Pour Trump, nous sommes “toxiques”. Va-t-il continuer à nous apporter son soutien ? Rien n’est moins sûr. Pour preuve, il n’y a plus, pour l’instant, d’ambassadeu­r américain en Ukraine. Quant à Kurt Volker, représenta­nt spécial des Etats-Unis dans le pays, il a démissionn­é et n’a pas été remplacé. » Un bien mauvais timing pour le pauvre Zelensky. « La partie avec Poutine s’annonce ardue, soupire notre diplomate. Pour l’inciter à faire des compromis et à réaliser la paix, un petit coup de pression des Américains aurait été le bienvenu… »

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 ??  ?? Hostilité Le 1er octobre, à Kiev, des manifestan­ts protestent contre le processus de paix amorcé par Zelensky, qu’ils assimilent à une « capitulati­on » face à Moscou.
Hostilité Le 1er octobre, à Kiev, des manifestan­ts protestent contre le processus de paix amorcé par Zelensky, qu’ils assimilent à une « capitulati­on » face à Moscou.
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 ??  ?? Détente Le 9 novembre, près de Donetsk, les troupes ukrainienn­es commencent à se retirer de la ligne de front et à reculer leurs positions de 1 kilomètre.
Détente Le 9 novembre, près de Donetsk, les troupes ukrainienn­es commencent à se retirer de la ligne de front et à reculer leurs positions de 1 kilomètre.
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Désillusio­n Durant sa campagne, le président avait assuré que les retraités ne paieraient plus le gaz. Or rien n’a changé et les prix ne cessent d’augmenter.
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Embarras Maintenant qu’il est au pouvoir, Zelensky doit « gérer » deux alliés gênants : Ihor Kolomoïsky (ci-dessus), l’oligarque ayant contribué à sa victoire et qui attend une contrepart­ie, et Donald Trump (ci-dessous), impliqué dans un scandale qui risque d’avoir des conséquenc­es néfastes pour l’Ukraine.

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