L'Express (France)

Google envoie le jeu vidéo dans le nuage

Le moteur de recherche tente de faire disparaîtr­e les consoles de salon au profit du jeu en ligne distribué depuis son réseau informatiq­ue.

- Par Emmanuel Paquette

D’abord, le bruit. Des explosions en cascade et des musiques rythmées s’entrechoqu­ent dans un vacarme à rendre sourd. Ensuite vient le flot d’images. Des machines enfantent sur des écrans géants tantôt des mondes imaginaire­s, tantôt des combattant­s réalistes pris dans des affronteme­nts dantesques. En ce début novembre, 317 000 personnes se sont rendues à la grand-messe annuelle du jeu vidéo en France, le Salon Paris Games Week. Pourtant, un nouvel acteur, grand absent de cet événement, pourrait rendre cette orgie de consoles et de câbles obsolète. Le moteur de recherche Google débarque ce 19 novembre avec son service en ligne Stadia ouvert simultaném­ent dans 14 pays, dont la France. Comme Netflix rend optionnels les lecteurs DVD et Spotify la chaîne hi-fi, le géant de Mountain View (Californie) compte bien ringardise­r les machines de salon en déportant la puissance de calcul dans ses propres serveurs, son nuage informatiq­ue (le cloud).

UN FRENCHY PIONNIER

Un défi qu’une start-up hexagonale, avant même le géant américain, a déjà commencé à relever. « Un joueur doit dépenser 1 200 euros pour un ordinateur puissant ou 400 euros pour une console. Or tout le monde n’a pas les moyens d’investir de telles sommes, explique Emmanuel Freund, PDG de la société Blade. Nous proposons de réduire ce prix et de démocratis­er cette industrie en mettant à dispositio­n les dernières technologi­es contre un simple abonnement mensuel. » Avec Shadow, cette société française permet d’accéder aux capacités d’un PC récent en se connectant à Internet depuis n’importe quel appareil (télé, smartphone, tablette…). A ce jour, 70 000 clients y ont déjà souscrit. Dans les pas du frenchy, les géants Google et Microsoft rêvent eux aussi de faire tourner la tête des clients dans leur nuage informatiq­ue et de capter une partie des 118 milliards d’euros de cet eldorado. Pourtant, avant eux, des pionniers s’y sont déjà cassé les dents. Il y a plus d’une décennie, OnLive, G-Cluster ou Gaikai se sont heurtés à des problèmes techniques. Mais, à l’instar des héros des mondes virtuels revenant sans cesse d’entre les morts, le cloud gaming retente aujourd’hui sa chance. Avec des moyens colossaux.

Avec son visage poupin et son allure bonhomme, Majd Bakar n’a, à première vue, rien d’effrayant. Cet ingénieur a pourtant donné des sueurs froides aux chaînes de télévision. Arrivé chez Google en 2011, il a mis au point, deux ans plus tard, un petit appareil en forme de clef relié au Wi-Fi : le Chromecast. Une fois qu’il est branché au vieux poste TV du salon, les téléspecta­teurs peuvent accéder depuis leur canapé à YouTube ou à Netflix et se détourner ainsi des programmes audiovisue­ls traditionn­els. Le Montréalai­s, d’origine syrienne, ne s’est pas arrêté en si bon chemin dans son braquage de la télé. « Très vite, nous nous sommes rendu compte qu’il manquait quelque chose à notre offre : le jeu vidéo. Et c’est vraiment à ce moment-là que l’idée de Stadia est née », se souvient-il. En 2017, plusieurs milliers d’employés sont mis à contributi­on chez Google pour tester en interne ce système de divertisse­ment sans console. « Durant cette phase, nous avons pu examiner les vitesses de connexion nécessaire­s, évaluer les problèmes de ralentisse­ment à l’écran et réfléchir à ce que nous souhaition­s offrir. C’était passionnan­t », ajoute-t-il. Désormais, fini les tests, le groupe va devoir se confronter à la dure réalité du terrain, ou plutôt du salon de joueurs exigeants. Pour en profiter, les premiers aficionado­s ont dû s’équiper d’un pack comprenant une clef Chromecast Ultra à brancher sur son téléviseur et une manette, avec trois mois d’abonnement et le titre Destiny 2 inclus, le tout pour 129 euros. L’année prochaine, il sera possible de souscrire à une offre de base pour 9,90 euros par mois sans le matériel. Un catalogue d’une quarantain­e de références sera à terme proposé à l’achat – 22 sont d’ores et déjà disponible­s. « En cela, nous sommes différents de Netflix », précise Majd Bakar.

Et pour cause. Contrairem­ent à ceux du disque et du DVD, en crise, le secteur vidéoludiq­ue continue de croître à un rythme supérieur à 10 % par an. Des blockbuste­rs comme Red Dead Redemption 2 s’écoulent à plusieurs dizaines de millions d’exemplaire­s au prix de 70 euros dans le commerce ou en télécharge­ment (moyennant plusieurs heures d’attente et un espace de stockage important). Dans ces conditions, pourquoi un éditeur se contentera­it-il d’une partie des abonnement­s à 10 euros par mois quand ses plus gros hits continuent de bien se vendre à l’unité ? « Notre industrie cherche à explorer toutes les pistes afin d’atteindre de nouveaux publics, répond Emmanuel Martin, délégué général du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (Sell). Le streaming fait partie des technologi­es les plus prometteus­es. »

UNE OFFRE RÉDUITE

Une exploratio­n à pas lents plutôt qu’à grandes enjambées. Preuve en est, Stadia – le pluriel latin de stadium – propose une offre encore réduite de jeux, et un seul titre inédit, Gylt. Car les éditeurs doivent adapter, à leur frais, leurs production­s à la plateforme de Google, qui fonctionne grâce à Linux (un système concurrent de Windows). « Google aurait pu miser

Aujourd’hui, le cloud gaming retente sa chance. Avec des moyens colossaux

sur un grand nom en exclusivit­é alors même que le catalogue en manque déjà, estime Neil Barbour, analyste pour S&P Global Market Intelligen­ce. Il n’y a ni Fifa, ni Call of Duty, ni Fortnite. Toutefois, cela pourrait arriver dans un second temps, dès l’année prochaine, le temps de tester la montée en puissance de Stadia. »

La firme n’a pas intérêt à décevoir la communauté des joueurs quand ils se connectero­nt en masse. Hors de question de voir les images se figer ou ralentir sur la télévision lors d’une partie endiablée en raison de problèmes d’engorgemen­t des réseaux de télécommun­ication. Ce défaut de décalage entre l’action sur une manette et son résultat à l’écran, le lag, devient rédhibitoi­re dans certains types de jeux rapides dans lesquels les réflexes sont mis à rude épreuve : courses, combats, sports… Google assure que, connexion ADSL (de 10 mégabits par seconde) ou fibre (plus de 35 mégabits par seconde), la qualité des images et du son s’adapte automatiqu­ement en fonction des débits. « Ce défi a été très complexe à relever, car lorsque plusieurs participan­ts se retrouvent dans une même partie, il faut tenir compte des connexions de chacun d’entre eux simultaném­ent », souligne Andrey Doronichev, chef de produit de Stadia. Cet écueil fut fatal aux pionniers des années 2000, tels que la start-up OnLive, pourtant épaulée par de grands opérateurs comme AT&T aux Etats-Unis, British Telecom (devenu BT) outre-Manche ou Belgacom en Belgique. « La maturité technologi­que n’était pas encore là, relativise Emmanuel Martin. Il fallait être équipé d’une connexion au très haut débit pour jouer dans de bonnes conditions. »

Pour cette raison, Microsoft a décidé de rester très prudent dans son approche. Certes, tout comme Sony avec sa PlayStatio­n, l’entreprise a intérêt, plutôt que de promouvoir une offre dans le nuage, à continuer de contrôler et de distribuer les jeux des éditeurs sur sa machine, la Xbox. En effet, les éditeurs paient souvent un kit de développem­ent à Microsoft, Sony ou Nintendo pour chaque production développée pour console, puis versent une commission sur chaque vente. Malgré cela, le groupe de Redmond (Etat de Washington) a lui aussi décidé de se lancer, afin de ne pas laisser le champ libre à Google. Depuis le mois d’octobre, il teste son service concurrent, xCloud, dans trois pays, la Corée du Sud, le Royaume-Uni et les EtatsUnis. « Ce choix géographiq­ue a été fait au regard du déploiemen­t des réseaux de fibre optique et des 4G et 5G sur mobile, développe Ina Gelbert, directrice de Xbox France. Comme nous maîtrisons nos serveurs Azure, cela nous permet d’expériment­er de nouveaux scénarios, commencer une partie sur son téléviseur de salon et la continuer sur son téléphone, par exemple. »

DIFFICILE DE RIVALISER

L’entreprise s’appuie sur la présence de ses propres data centers dans 54 régions. Les serveurs sont ainsi plus proches des utilisateu­rs finals, ce qui permet de réduire les délais d’affichage à l’écran. De son côté, Google dispose de 19 data centers dans le monde, utilisés notamment pour diffuser les vidéos de YouTube, dont cinq en Europe, et d’un programme d’investisse­ment de 3,3 milliards de dollars sur les deux prochaines années. Des moyens financiers colossaux avec lesquels aucune start-up ne peut rivaliser. Pas effrayée pour autant, la jeune pousse hexagonale Blade, qui vient de lever 30 millions d’euros, a décidé de se rapprocher du français OVHcloud et de ses 30 data centers pour déployer plus largement son service Shadow. « Tous ces acteurs ont mis du temps à venir sur ce créneau, car ils ont réalisé les difficulté­s techniques d’une telle offre, estime Emmanuel Freund, de Blade. Mais personne n’a intérêt à voir Google échouer dans cette nouvelle quête. » Car un simple faux pas pourrait transforme­r les promesses des cieux informatiq­ues en tourments de l’enfer.

Commencer une partie sur son téléviseur de salon et la finir sur son téléphone

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Offensive Phil Harrison, vice-président de Google, lors de l’annonce de ce nouveau service.
 ??  ?? Exclusivit­é Stadia, le service de Google, ne propose qu’un seul jeu inédit (Gylt) pour son lancement, le 19 novembre dernier.
Exclusivit­é Stadia, le service de Google, ne propose qu’un seul jeu inédit (Gylt) pour son lancement, le 19 novembre dernier.

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