Eloge de la justice sociale
Dans un court essai efficace, le juriste Alain Supiot revient sur les fondements philosophiques de la notion de solidarité.
Symptôme d’une crise de modèle profonde, la question de la redistribution dépasse nos frontières. Du Chili au Liban, les peuples réclament leur dû à grands cris. L’occasion pour Alain Supiot de repenser la notion de solidarité et de justice sociale en convoquant le philosophe Alfred Fouillée, le premier à avoir réfléchi au concept, à la toute fin du xixe siècle.
Dans La Force d’une idée (Les liens qui libèrent), le titulaire de la chaire de droit du Collège de France poursuit une réflexion entamée depuis plusieurs années. L’Esprit de Philadelphie, publié en 2010, rappelait déjà la nécessité d’évaluer la bonne santé de l’organisation financière et économique d’un pays en fonction de sa capacité de faire progresser la justice sociale. Neuf ans plus tard, le constat de l’auteur n’a guère changé : le développement de la modernité technique et économique rime avec la dislocation des formes traditionnelles d’entraide. D’où le risque, rappelle le juriste, de faire le « lit des révoltes et de la violence ». En effet, la thèse de Supiot nous ramène aux fondements de l’Etat moderne : la solidarité est un impératif inscrit dans le contrat social. En l’absence de ce fondement démocratique, les peuples cèdent à des sirènes bien peu républicaines, et « les solidarités humaines se recomposent sur des bases religieuses, ethniques ou identitaires ».
Pas question, pour autant, d’imiter, voire d’importer, un modèle social étranger. Alfred Fouillée qualifiait d’ailleurs les systèmes allemand et anglais de son époque de « naturalisme économique ». Pour ce courant de la philosophie politique, les sociétés humaines seraient régies par l’ordre naturel de la concurrence. Et dans une société en crise, la tentation darwinienne se fait forte : les plus puissants accumulent, les plus faibles sont contraints de s’adapter.
Inacceptable pour Supiot, qui estime qu’« à la concurrence vitale il faut substituer une concurrence morale ». L’objectif, cependant, n’est pas de liquider l’économie de marché. Fouillée refusait déjà de jeter le bébé avec l’eau du bain, son analyse visant à « sauvegarder tous les droits, aussi bien ceux du capital que ceux du travail », conscient qu’une intervention excessive de l’Etat desservirait ce dernier et nuirait aux libertés individuelles.
Bien que nos sociétés conservent d’importants systèmes de redistribution sociale, la machine apparaît désormais grippée. Si le politique prétend encore transformer la société à travers les enjeux sociétaux, il n’ambitionne plus d’implanter un nouveau modèle qui viendrait concrétiser la vieille promesse de la démocratie économique. Les modèles nationaux de justice sociale de l’aprèsguerre aspiraient à proposer aux citoyens, en plus de leur citoyenneté politique, une citoyenneté sociale aux accents universels. Alain Supiot regrette que les questions de minorités culturelles soient « devenues le lieu par excellence du débat politique, faisant passer au second plan les questions de justice redistributive ».
Pendant ce temps, l’idéologie du marché et l’individualisme font leur lit sur les lacunes intrinsèques de nos sociétés. Désormais souverain, l’individu s’autodétermine, efface le collectif, soumet ceux qui l’entourent au « principe d’absolue souveraineté individuelle ». Ainsi, les « gens qui ne sont rien » servent les « gens qui réussissent ». Autrement dit, l’auteur craint que le règne du multiculturalisme ne signe la disparition de la justice distributive. Alain Supiot souhaite refonder théoriquement la notion de solidarité et redéfinir à terme les paramètres de l’action publique. Méritoire.