James Ellroy, le tempétueux
Le maître du roman noir américain publie La Tempête qui vient, son 15e roman et deuxième volet du Second Quatuor de Los Angeles. Un maelström d’intrigues, de violence, de corruption, d’amours aussi, sur fond de conflit américano-japonais. Rencontre, à Paris.
Pas un mot sur Donald Trump, pas une question sur la politique américaine actuelle ! Les consignes des éditions Rivages étaient claires, voire abruptes, mais bien intentionnées – certains confrères, nous dit-on, ont été éjectés prématurément de leur siège d’intervieweur pour avoir enfreint la règle. Ainsi le veut le maître du roman noir américain, venu faire la promotion en France, quinze jours durant, du deuxième volume de son Second Quatuor de Los Angeles. Tel une rock star, James Ellroy, 71 ans, grand corps, lunettes rondes, boule à zéro, enchaîne, avec une pointe de lassitude, les rendez-vous millimétrés (sauf expulsion), précédé de sa belle réputation d’auteur à succès planétaire : il a percé, en 1987, avec son septième roman, Le Dahlia noir, inspiré par le meurtre de la starlette Elizabeth Short, et premier volet de son Quatuor de Los Angeles, a confirmé son immense talent avec sa trilogie Underworld USA, qui retrace son histoire des Etats-Unis de 1958 à 1973, etc. Avec La Tempête qui vient, son 15e roman, qui démarre là où Perfidia s’achevait, en décembre 1941, à Los Angeles, Ellroy compose une nouvelle fois un opéra de bruits et de fureurs, sur fond de conflit américano-japonais et d’embrouilles idéologiques. Les flics, aussi ripoux qu’à l’accoutumée, profitent des zones de non-droit propres au temps de guerre tout en tentant d’élucider une triple intrigue autour du braquage d’un convoi d’or, d’un incendie et de meurtres bien actuels de policiers. Un roman touffu, dense. Et tempétueux, comme son auteur, qui, alternant haussements de sourcils, sourires malicieux et provocations intentionnelles, nous reçoit, longuement, et laconiquement…
l’express Votre titre, La Tempête qui vient, This Storm en anglais, est tiré d’un poème de W. H. Auden, tandis que l’exergue, lui, reprend des paroles de Mussolini. N’est-ce pas là un apparentement audacieux ?
James Ellroy Dans le roman, « La tempête qui vient, ce désastre qui ensauvage » est un leitmotiv de mon invention. « Ce désastre qui ensauvage » est bien issu d’une lettre écrite par Auden à son ami Christopher Isherwood en 1935, mais j’y ai ajouté « la tempête ». Quant à Mussolini, il a bien dit « Seul le sang fait tourner les roues de l’Histoire ». Cela cadrait très bien avec le livre. Le sang, le mal, c’est bien Mussolini.
Combien de temps avez-vous consacré à l’écriture de ces 700 pages peuplées de plus de 90 personnages que vous avez, pour vos lecteurs, gentiment listés en fin d’ouvrage ?
J. E. Environ trois ans. Je conçois d’abord un plan de 500 pages, nourri des centaines de pages de notes sur l’histoire, le récit narratif, les personnages, le contexte et l’avancement des enquêtes. Je rédige mon livre à partir de ce plan. Je suis très méthodique, j’ai tout en tête, je me concentre, et j’avance, chapitre par chapitre. Et cela du matin jusqu’au soir, sans répit. Je procède ainsi pour chaque volume du Quatuor, que j’écris indépendamment les uns des autres.
Avez-vous lu beaucoup d’ouvrages pour écrire ce volume, qui se déroule à Los Angeles du 31 décembre 1941 au 8 mai 1942 ?
J. E. Aucun. J’ai quelqu’un qui s’occupe des recherches documentaires et me prépare des notes détaillées et chronologiques, après j’invente.
L’ensemble du premier Quatuor de Los Angeles, des deux volumes du second et de la trilogie Underworld représente une fresque de l’Amérique, des années 1940 à 1973. Recevez-vous des lettres d’historiens, des commentaires, voire des félicitations ?
J. E. Non. Je reçois très peu de courrier, et aucun historien n’a pris contact avec moi. Les lecteurs n’écrivent plus aux écrivains comme ils le faisaient hier. Aujourd’hui, ils s’expriment sur Internet, et moi je n’ai aucune connexion Internet. Je ne m’aventure jamais sur les réseaux sociaux, je n’ai même pas de téléphone portable ni d’ordinateur.
Pourquoi ce mélange de personnages réels et fictifs qui court de roman en roman ?
J. E. C’est amusant et c’est merveilleux de réécrire l’histoire selon son propre cahier des charges, j’y prends beaucoup de plaisir. Je joue avec les émotions de mes personnalités historiques, je dis du mal de ceux que je n’aime pas et du bien de ceux que j’apprécie, et je prête aux personnages de fiction ce que je crois être des comportements imprévisibles.
A ce propos, vous décrivez quelques soirées dantesques et savoureuses dans le manoir du Maestro, Otto Klemperer.
J. E. Il y a deux scènes de fêtes dans Perfidia et deux autres dans ce volume, autant de chapitres très difficiles à écrire – chacun m’a pris une semaine – car j’y mets beaucoup d’informations et de personnages.
Orson Welles y tient un rôle peu flatteur. Vous ne le portez pas dans votre coeur ?
J. E. Je n’aime pas ses films, je n’aime pas l’homme, et pas plus l’acteur et le cinéaste. Il est le mal.
Vous alternez un style dépouillé, voire télégraphique, et une langue plus lyrique, comme pour le journal de Kay Lake, l’une de vos protagonistes. Des ruptures de rythme utiles pour l’action ?
J. E. Kay Lake écrit à la première personne, et, évidemment, elle n’use pas de mon fameux style syncopé. D’ailleurs, je ne le pratique plus, j’ai dépassé ce stade pour servir mes personnages en leur donnant toute une richesse émotionnelle et psychologique. Mon style initial s’est étoffé. Je m’améliore de livre en livre.
Vous êtes très apprécié par le public français, sûrement, avez-vous confié à un journaliste du Financial Times, parce que les « Frogs sont dans une relation d’amour-haine avec l’Amérique ». Le pensez-vous vraiment ?
J. E. C’est plus simple. Les Français aiment le roman noir, le cinéma noir, le jazz et les polars. Or ce sont les Américains qui sont les meilleurs dans le domaine, et je suis le meilleur écrivain de polar américain…
Limpide, en effet. Outre-Atlantique, certains critiques ont parlé de nihilisme à propos de ce roman…
J. E. Ce sont là des commentaires ridicules. Mes personnages se bonifient au fil du temps. Je suis un moraliste, je suis un chrétien, je crois en la rédemption.
Vos personnages de « bad boys » ne vont-ils pas trouver la rédemption grâce aux femmes puissantes qui se pressent dans votre livre ?
J. E. Oui, l’amour est le noeud de l’affaire. Ce livre tourne entièrement autour de l’amour : celui de la conjonction mystérieuse et sacrée qui lie les hommes et les femmes, celui qui vainc la haine, celui qui permet à l’Occident de vaincre les forces du mal, qu’elles soient soviétiques ou nazies. Il y a des bons et des méchants dans mes livres, mais stupides sont les gens qui trouvent que mes personnages dits bons sont aussi méchants que les méchants. Ainsi, le capitaine Bill Parker, légende de la police de L.A., a été maltraité par l’Histoire. On l’a taxé de raciste, de fasciste, or il a été le plus grand flic américain du xxe siècle. Je tiens à le répéter : les flics sont de bonnes personnes.
Enfin, pas tous et pas tout le temps…
J. E. Peu m’importe. Je les aime, quoi qu’ils fassent.
Vous faites des descriptions très précises des méthodes des laboratoires médico-scientifiques de la police de l’époque. Avez-vous beaucoup enquêté afin d’éviter les anachronismes ?
J. E. Non, je n’ai pas du tout enquêté et faire des anachronismes m’importe peu. Le principal est que cela sonne bien, se lise bien. J’invente.
Lorsque vous évoquez les substances telles que la terpine et de la benzédrine, « qui produit des idées géniales », parlez-vous en connaissance de cause ?
J. E. Oh oui !, mais je suis sevré depuis très très longtemps.
En toile de fond de votre roman de l’après-Pearl Harbor surgissent les camps d’internement des Japonais dans le désert californien et le virulent racisme antijaponais…
J. E. Je déteste l’emploi de l’expression racisme antijaponais pour qualifier cette époque. Il faut rappeler le contexte : les Japonais ont essayé de dominer le monde entier. Certes, les Américains ont emprisonné des membres de l’importante communauté japonaise de la côte, mais les captifs n’ont pas tous été maltraités. Il s’agissait là d’une réaction à la terreur provoquée par l’attaque de Pearl Harbor. Ce fut une injustice, peutêtre, mais il ne faut pas oublier aussi le sac de Nankin, lorsque les Japonais obligèrent les Chinois à violer leurs propres fils, lorsque les bébés chinois étaient jetés des avions à 5 000 pieds d’altitude.
Reste qu’il y a cette scène épouvantable d’une famille entière mi-japonaise mi-mexicaine tuée au lance-flammes dans une grotte…
J. E. Oui, oui, je suis d’accord avec vous, c’est un livre horrible. Il y a beaucoup de meurtres, de sexe, de drogue.
La folie du sexe, de la drogue, mais aussi de l’or. N’est-ce pas le temps de guerre qui exaspère tous les sens ?
J. E. En effet. A Los Angeles, porte du Pacifique et centre important de l’industrie de l’armement, la population avait peur des attaques nipponnes, qu’elles proviennent de la mer ou des airs.Néanmoins, ce fut une époque où l’on faisait la fête, où les liaisons amoureuses se multipliaient. Certains de mes protagonistes de la police de L.A., tels Joan Conville, Elmer Jackson, Dudley Smith, ont saisi cette situation de guerre comme une opportunité pour s’élever et s’offrir du « bon temps ». Les barrières sociales étaient tombées. Ainsi, dans Perfidia, le sergent Dudley Smith, figure emblématique du LAPD, a une aventure avec la star Bette Davis. Tout cela ne pouvait se passer qu’aux Etats-Unis et qu’en décembre 1941.
Vous ne voulez pas parler de l’Amérique actuelle. Est-ce par lassitude ?
J. E. N’essayez pas, je ne parle pas de cela. Not at all.
La Tempête qui vient, par James Ellroy, trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Aslanides et Jean-Paul Gratias. Rivages, 850 p., 24,50 €.