L'Express (France)

La banlieue caméra au poing

Les Misérables, de Ladj Ly, prix du jury du dernier Festival de Cannes, est un film choc, mais aussi le fer de lance d’un mouvement artistique issu des banlieues, vivier de cinéastes pleins d’idées et d’histoires.

- PAR CHRISTOPHE CARRIÈRE

Après avoir vu le film formidable de Ladj Ly, Les Misérables, chronique d’un chaos annoncé dans une cité à la suite d’une bavure policière, le visiteur en route pour Clichy-sous-Bois (ville limitrophe de Montfermei­l, en Seine-Saint-Denis, où s’est tourné le long-métrage) s’attend à découvrir une zone de guerre. Pourtant, une fois sur place, force est de constater qu’il n’y a ni incendie ni émeutes. Il est midi, les parents attendent leurs enfants à la sortie de l’école, des ados

rigolent en se rendant au McDo… Comme il était répété dans La Haine, il y a vingt-quatre ans : « Jusqu’ici, tout va bien. » Après, aussi. Tandis que Ladj Ly reçoit dans le petit amphithéât­re de son école de cinéma, créée il y a un an et nichée au pied des tours, une quinzaine d’élèves écoutent sagement leurs deux professeur­s de scénario dans une salle au troisième étage. Entre cette ambiance studieuse et l’apparente douceur de vivre au dehors, le contraste avec ce que montre Les Misérables est saisissant. « Le film, s’il s’inspire d’histoires qui me sont arrivées à moi ou à des amis, est une fiction, tempère Ladj Ly. Je témoigne et raconte une réalité du terrain sans porter de jugement. Ce que les gens savent de la banlieue, c’est ce qu’ils en voient à travers les médias, et le fossé est énorme entre ce qui est rapporté et ce qui est vécu. »

DES CRIS D’ALARME

C’est également ce qu’ils en voient à travers les films. La Haine, de Mathieu Kassovitz, a ouvert le ban, suivi de Raï, de Thomas Gilou (1995), et Ma 6-T va crack-er, de Jean-François Richet (1996). Des cris d’alarme pour souligner le fameux « malaise des banlieues », euphémisme parisien pour désigner des quartiers laissés à l’abandon, transformé­s en ghettos où le moindre incident met le feu aux poudres. Et puis, au cinéma, plus grand-chose. Comme s’il n’y avait plus rien à raconter. Jacques Audiard s’y est risqué avec Dheepan, Palme d’or 2015, malgré un regard totalement erroné à force de fantasmes caricatura­ux. Il y a eu les autrement plus pertinents et justes Bande de filles, de Céline Sciamma (2014), et Divines, de Houda Benyamina (2016). On ne peut pas dire que ce soit une avalanche de films. Et ce, parce que les principaux concernés ont du mal à forcer les portes, qui restent closes.

Pour la peine, beaucoup passent par la fenêtre.

Au début de l’année, Fabrice Garçon et Kévin Ossona (FGKO) sortaient

Voyoucrati­e, polar réalisé en mode guérilla. Le rappeur Kery James et la clippeuse Leïla Sy ont réussi à faire

Banlieusar­ds grâce à Netflix. Et Ladj Ly, lui, en parallèle aux Misérables, accueille au sein de son école des talents en devenir. Ce n’est pas une marotte. L’engagement est total. Pas les aides gouverneme­ntales. Le conseil général d’Ile-de-France, par la voix de sa présidente en personne, Valérie Pécresse, a promis de participer au projet. On verra bien.

La force de Ladj Ly est d’ignorer les barrières. Il a grandi et vit encore à Montfermei­l. A 8 ans, il copine avec Kim Chapiron au centre de loisirs. A 15, son pote lui présente des amis, parmi lesquels Romain Gavras, fils du réalisateu­r Costa-Gavras. Il rejoint leur collectif d’artistes, Kourtrajmé, « né [en 1994] d’une envie de faire un cinéma qui [leur] plaît ». Après avoir joué dans un court réalisé par Kim Chapiron, c’est sûr, Ladj Ly sait ce qu’il veut faire. « J’avais 17 ans, j’ai acheté une petite caméra numérique et je filmais tout. D’abord mon quartier, ce qui se passait autour, puis les making-of des films de mes potes. » En 2005, il est aux premières loges des émeutes qui enflamment Clichy-sous-Bois et Montfermei­l après la mort de deux adolescent­s électrocut­és en voulant éviter un contrôle de police. Un documentai­re plus tard (365 jours à Clichy Montfermei­l), il se lance dans le copwatchin­g, saisit sur le vif des arrestatio­ns musclées. Dont une qui tourne carrément à la bavure et qui donnera lieu au court-métrage Les Misérables, nommé aux Césars. La suite, on la connaît. Le long-métrage a remporté le prix du jury à Cannes. Vendu dans le monde entier, il est le candidat officiel proposé par la France à l’oscar 2020 du meilleur film internatio­nal.

Il ne faut pas voir cette success story exemplaire comme l’arbre qui cache la forêt, mais comme le premier marqueur d’un réel mouvement artistique. Le milieu du cinéma est cloisonné de l’intérieur ? Qu’à cela ne tienne. Les exclus créeront le leur à l’extérieur. Chez eux. Entre eux. En laissant toutefois la porte ouverte aux producteur­s et profession­nels qui veulent bien leur faire confiance. Ainsi les frères Eric et Nicolas Altmayer (Grâce à Dieu), associés au producteur Jean-Rachid, ne sont-ils pas mécontents d’avoir continué de suivre, après Patients, Grand Corps Malade et Mehdi Idir pour La Vie

Le réalisateu­r a créé, il y a un an, une école de cinéma, nichée au pied des tours

scolaire (sorti fin août), constat juste et nuancé sur l’école dans des zones dites prioritair­es, dont 80 % du casting venait de la cité des Francs-Moisins (à côté du collège de Saint-Denis où a été tourné le film). 1,8 million d’entrées. Ça plaît ! Ainsi Toufik Ayadi et Christophe Barral (Roulez jeunesse) se réjouissen­t-il d’avoir bataillé, avec Frédéric Jouve des Films Velvet, pour que Banlieusar­ds, de Kery James et Leïla Sy (mis en ligne le 12 octobre), tragédie familiale dans une cité de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), voie le jour. 2,6 millions de vues sur Netflix en une semaine. Ça plaît beaucoup !

UN FINANCEMEN­T DIFFICILE

Sur Netflix, oui. Pas au cinéma. Faute de distribute­ur et de chaîne télé pour boucler le budget. « Malgré ma notoriété, je n’ai essuyé que des refus, constate Kery James. Alors vous imaginez le mec inconnu qui sort de sa banlieue ? Parmi les arguments pour ne pas investir, j’ai quand même eu droit à : “Désolé, mais on a fait un film de banlieue cette année. Notre quota est atteint.” » Allons bon, le « film de banlieue » est donc un genre ? « Il y a une telle segmentati­on dans notre pays que c’est considéré comme tel, regrette Kery James. Alors que Banlieusar­ds est avant tout un drame autour d’une fratrie. » « Pour ces auteurs, la banlieue va bien au-delà des questions politiques ou sociétales, explique le producteur Toufik Ayadi, derrière Banlieusar­ds, mais aussi derrière Les Misérables. C’est un décor, un univers dont les talents se mettent à émerger et qui ont plein d’histoires à raconter. » La preuve avec les élèves de l’école de cinéma Kourtrajmé, à Clichy-sous-Bois. Le concours d’entrée, ouvert à tous et sans distinctio­n d’âge, est basé sur un projet que les candidats doivent « pitcher » (présenter). Sur les 15 présents le jour où L’Express s’est rendu sur place, pas un n’a imaginé une « histoire de banlieue ». C’est plutôt la confrontat­ion d’un jeune de la cité des Bosquets (à Montfermei­l) avec des bourgeois qui l’invitent à un rallye. C’est une étudiante iranienne à Paris qui, après la dévaluatio­n de la monnaie de son pays, se retrouve avec quatre fois moins d’argent. C’est une star de la chanson qui connaît une chute vertigineu­se. Tous les goûts sont dans la nature.

Et presque toutes ces intrigues débouchero­nt, au minimum, sur un court-métrage. L’an dernier, la première promotion de l’établissem­ent a accouché de cinq petits films, dont deux sont déjà en développem­ent pour devenir des longs. Cette année, l’école a reçu pas moins de 2 000 candidatur­es, pour 45 élus. Ces derniers ont entre 18 et 41 ans, habitent pour la plupart alentour, et ont profité de l’occasion pour changer d’orientatio­n profession­nelle. Sonia, 27 ans, travaillai­t pour Airbnb. Moussa, 36 ans, gère après les cours deux sociétés, l’une de transport, l’autre d’import-export. Maurad, 41 ans, était responsabl­e d’exploitati­on chez

Amazon. Ce dernier raconte : « Quand j’ai su que j’étais accepté à l’école, j’ai démissionn­é. Je suis cinéphile, je veux faire du cinéma, et, ici, on m’enseigne comment regarder et envisager un film autrement. Pour parler une langue, il faut l’apprendre. »

La volonté et l’enthousias­me de ces apprentis de l’écriture et de la mise en scène encouragen­t Ladj Ly à persévérer. Tout en préparant son nouveau film (un biopic sur Claude Dilain, sénateur de la Seine-Saint-Denis et maire de Clichy-sous-Bois, mort en 2015), il supervise l’ouverture d’une école de cinéma à Angoulême (prévue en 2020), d’une autre à Marseille (en projet), et d’encore cinq autres en Afrique, dont une au Sénégal (en 2020 aussi). La banlieue n’a plus de frontières. Les talents sont lâchés.

Les Misérables, de Ladj Ly. En salles.

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 ??  ?? Mise en abyme Sur le tournage des Misérables, à Montfermei­l (Seine-Saint-Denis). En toile de fond, une photo de Ladj Ly prise par JR en 2004.
Mise en abyme Sur le tournage des Misérables, à Montfermei­l (Seine-Saint-Denis). En toile de fond, une photo de Ladj Ly prise par JR en 2004.
 ??  ?? Tragédie familiale Banlieusar­ds, de Kery James et Leïla Sy, dont l’action se déroule dans une cité de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), est visible sur Netflix.
Tragédie familiale Banlieusar­ds, de Kery James et Leïla Sy, dont l’action se déroule dans une cité de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), est visible sur Netflix.
 ??  ?? Succès La Vie scolaire, de Grand Corps Malade et Mehdi Idir, un constat nuancé sur l’école dans les zones prioritair­es, a réalisé 1,8 million d’entrées depuis fin août.
Succès La Vie scolaire, de Grand Corps Malade et Mehdi Idir, un constat nuancé sur l’école dans les zones prioritair­es, a réalisé 1,8 million d’entrées depuis fin août.

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