1969, année gueule de bois
Le journaliste Brice Couturier relate avec maestria la fureur de l’après‑Mai 68. Un temps dont l’écho résonne encore aujourd’hui.
Prendre le risque de passer pour doublement à contretemps – à la fois rabat-joie et en retard d’une actualité médiatique – n’était visiblement pas pour déplaire à Brice Couturier. Succédant aux célébrations en rafale d’un Mai 68 désormais quinquagénaire, l’ex-étudiant maoïste prend la plume pour évoquer « l’après ». Ces lendemains grinçants qui, dès l’année 1969, présentèrent la face sombre du mythe, et sans lesquels on ne saisit pas tout à fait ce que fut l’utopie du Flower Power.
« 1969, année érotique » portée au pinacle de la sensualité par un Serge Gainsbourg en grande forme alors que déjà s’abîmaient les idéaux fleuris des hippies dans le sang et le LSD. 1969, année fatidique, résume Brice Couturier en titre de son dernier ouvrage (éd. de l’Observatoire), où l’oeil de l’observateur et la sagacité de l’expert des idées se combinent pour fouiller ce millésime clair-obscur, lourd de pulsions antagonistes : le festival de Woodstock et les débuts de la bande à Baader en Allemagne ; l’investiture de Nixon à la Maison-Blanche et l’immolation par le feu de l’étudiant Jan Palach, en réponse à la répression soviétique du Printemps de Prague ; la publication de L’Archéologie du savoir, de Michel Foucault, et le dernier album des Beatles (Abbey Road)… Tous ceux qui, de la droite sarkozyste aux conservateurs à poigne, imputent aujourd’hui à Mai 68 une responsabilité écrasante dans la dégradation de nos liens sociaux trouveront de quoi se donner raison dans ce long voyage où fourmillent les références (livres, films, anecdotes), aussi captivant qu’un documentaire télé. Telle Prague écrasée dès l’été 1968 sous les roues des chars staliniens, l’onde subversive qui électrisa alors le monde, depuis les Etats-Unis jusqu’à la Pologne, via la France et l’Italie, buta très vite sur le principe de réalité, rappelle Couturier. Le vieux rêve d’une union du prolétariat et des étudiants se fracassait sur le grand niet des partis communistes, porte-voix d’une URSS qui n’avait nul intérêt à perturber l’ordre binaire de la guerre froide. Dans l’Hexagone, les élections législatives de juin 1968 avaient déjà donné au pays la chambre la plus conservatrice de l’histoire de la République (72 % des sièges pour les gaullistes et leurs alliés). Aux Etats-Unis, Nixon, investi président une première fois en janvier, rempilerait triomphalement quatre ans plus tard. Les « peuples », comme nous dirions aujourd’hui, avaient eu peur.
Plus décisive peut-être, une contradiction ontologique minait les séditieux soixante-huitards. D’un côté, ils aspiraient à l’avènement d’un socialisme léninisme réduisant à néant le capitalisme, le salariat et la pluralité partisane ; de l’autre, ils pourfendaient cette même logique d’autorité en objurguant leurs pères et les institutions sociales faisant rempart à leurs désirs. Car, comme le prônait Herbert Marcuse, philosophe américano-allemand membre de l’Ecole de Francfort,
pour faire sauter le monde bourgeois, quoi de plus explosif que la libération, absolue et frénétique, de la libido ? Ce « jouir sans entraves » tourna rapidement aux bacchanales sordides au sein des communautés hippies, sur fond de substances hallucinogènes – la description des ravages du LSD sur cette génération vaut toutes les sessions de prévention antidrogue dans les établissements scolaires…
Mais, surtout, le mot d’ordre mit à l’honneur la primauté de l’épanouissement personnel, débouchant sur un déchaînement de pulsions égotistes parfaitement incompatibles avec une mise au pas marxiste de la société. « La politique dégénère en une lutte non pour le changement de la société, mais pour la réalisation de soi », noterait quelques années plus tard l’historien et sociologue américain Christopher Lasch dans un ouvrage qui fit date, La Culture du narcissisme.
Gauchisme culturel et gauchisme politique ne pouvaient que diverger. Les plus déterminés cédèrent à un « romantisme de la violence » idéologique, pour reprendre une formule de Raymond Aron, s’entredéchirant à n’en plus finir entre trotskistes et maoïstes. Le jeune Brice Couturier s’était rallié à ces derniers sur leur campus forteresse de la fac de Vincennes. Revenu de ses emballements juvéniles, il en tire aujourd’hui cette remarque piquante : « Les bêtises que nous racontions à propos de la Révolution culturelle et l’idée folle d’en employer les méthodes dans une démocratie parlementaire d’Europe occidentale apparaissent, rétrospectivement, abracadabrantes. »
Les plus radicaux – les Black Panthers, les Brigades rouges, la secte américaine des Weathermen ou les observants shootés de Charles Manson – se lancèrent dans une équipée suicidaire teintée de millénarisme. Cinquante ans plus tard, il serait tentant de prendre ces « sixties radicales » pour une parenthèse vintage, toute de bruit et de fureur. On aurait tort, prévient Couturier. Les braises de cette flambée sans frontières rougeoient encore dans nos sociétés lézardées par le nihilisme et le relativisme des valeurs. A la manière de l’historien
Mark Lilla à propos des libéraux américains, Brice Couturier explique le divorce de la gauche française d’avec les classes populaires – et son effondrement consécutif – par son obsession pour le sort des minorités – Noirs, gays et trans, musulmans…
On sent de la nostalgie chez l’ancien marxiste lorsqu’il évoque notre époque moins soucieuse des grandes injustices économiques que du respect des identités de groupe. Mais c’est surtout sur le tissu effiloché du contrat social qu’il pointe le regard : à prétendre respecter jusqu’à l’absurde la sensibilité des uns et des autres, à ne plus déceler que de la « domination » là où jadis on parlait d’exclusion – merci Foucault –, on en vient à ne plus se rencontrer sur rien, regrette-t-il. C’est même là, pour lui, « le legs le plus durable des sixties radicales à notre époque »…
On est moins convaincu, en revanche, lorsque Brice Couturier entend dans cette ritournelle héritée de Mai 68 une « bien-pensance », dont la pensée néoconservatrice actuelle a fait un poncif multiusage. Il semblerait que notre temps tienne plutôt du parc de loisirs pour polémistes et intimidateurs en tout genre, où les anathèmes si facilement distribués sidèrent moins la parole qu’ils n’alimentent les tweets ulcérés. Faut-il encore comprendre l’essor du populisme de ces dernières années comme une réaction épidermique à ce dogmatisme identitaire ? Cela reviendrait à accorder à l’idéologie une prééminence sur les origines socio-économiques du mal qui demande confirmation.
Enfin, le gauchisme culturel, si grands soient ses péchés, ne porte pas l’entière responsabilité de l’individualisme exacerbé qui mine nos sociétés. Celui-ci s’inscrit dans le prolongement naturel d’un mouvement émancipateur dont les origines remontent aux Lumières. Néanmoins, à l’heure où, comme dirait Camus, « nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison », il ne fait aucun doute que la chevauchée dramatique de 1969 méritait un retour sur images.