Nos ancêtres les chrétiens
L’historien britannique Tom Holland raconte avec talent l’épopée du christianisme et la puissance de son héritage dans les sociétés laïques.
Mon serviteur réussira », proclamait le prophète juif Isaïe au viiie siècle avant Jésus-Christ, évoquant un homme humilié et mis à mort. Des siècles plus tard, les chrétiens virent dans cette prophétie l’annonce du Dieu fait homme, Jésus crucifié et ressuscité. Paradoxale croyance qui s’étendit en quelques siècles sur une partie du monde, imprégna sa culture et ses moeurs, proclamant glorieux ce qui était auparavant méprisé, au nom d’un amour universel qui bousculait la cruelle Antiquité.
Cette révolution chrétienne, l’essayiste britannique Tom Holland a choisi de la raconter en une série de tableaux bigarrés, de l’Antiquité aux Beatles. Le titre français est aussi clair que maladroit : Les Chrétiens. Comment ils ont changé le monde (éd. Saint-Simon). Le titre original était Domination. La construction de l’esprit occidental. L’épopée se veut pittoresque et on sourira de l’apparition des sarrasins en CinémaScope, émergeant de la poussière face à Carthage. Assurément, nous ne sommes pas dans l’histoire académique : les réalités économiques et sociales sont peu présentes, contrairement aux grands hommes et aux batailles.
L’essai mérite pourtant le détour. D’abord, pour l’impressionnante érudition et son respect des sources ; ensuite, pour la variété et l’originalité des points de vue adoptés. Commencer l’histoire chrétienne au milieu du ier siècle, avec l’apôtre Paul en Galatie (région de l’actuelle Ankara) – et non à Jérusalem ou Antioche –, est curieux mais convaincant, car c’est dans sa lettre aux Galates que l’on trouve l’annonce du renversement : « Il n’y a plus ni juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus. » D’autres épisodes méconnus sont remis à l’honneur dans cet essai. On y trouve ainsi de belles pages sur un Moyen Age classique (xie-xiie) plus lumineux qu’on ne le croit, où se pensent les droits de l’homme et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ce n’est pourtant pas une apologie du christianisme que livre Holland, puisque c’est le destin même de cette religion d’être toujours en équilibre, tendue entre ciel et terre, sans la pierre des panthéons romains ni l’autorité céleste du Coran pour se conforter. A distance des extrêmes, le christianisme invente une voie moyenne entre la révolution d’un message inouï et le réalisme social. Holland le montre à travers les hésitations de saint Paul concernant la condition des femmes et des esclaves.
Alors, religion des purs ou troupeau de pécheurs ? Le christianisme n’a jamais choisi, et c’est ce qui explique qu’il ait pu aussi bien apparaître, hier, dans l’éclat d’une puissance terrestre, comme aujourd’hui dans le silence d’une culture. Pour Holland, nous avons oublié combien notre société laïque, volontiers iconoclaste, reste « saturée de convictions chrétiennes ». La liberté chérie qui nous permet de congédier si fièrement la religion est le fruit d’une histoire vieille de deux millénaires, dont le christianisme fut le levier. Il suffit de voir l’importance de l’exégèse biblique et de la Réforme protestante dans la naissance de l’esprit critique pour s’en convaincre.
La thèse n’est pas nouvelle, mais elle éclaire notre difficulté à comprendre la colère des musulmans face aux caricatures de Charlie : considérant que la liberté de bafouer le divin est un signe de maturité intellectuelle, l’Occident laïc voudrait que tout le monde sur terre suive tranquillement cette voie. Tom Holland, lui-même agnostique, ne nous demande pas de croire, seulement d’avoir un peu plus de sens historique.