L'Express (France)

Dossier spécial : whiskys, champagnes, vins… Des flacons de fêtes

Le PDG d’une des institutio­ns de la planète malt revient sur l’engouement des Français pour les flacons écossais, dans les années 1980. Et décrypte pour L’Express les tendances inédites qui traversent le monde des spiritueux.

- Propos recueillis par Philippe Bidalon et Jean-Pierre Saccani

Que de chemin parcouru depuis que son père a fondé La Maison du Whisky, en 1956, dans une minuscule échoppe de la rue Saint-Didier, à Paris. « La première boutique spécialisé­e en whisky créée en Europe », souligne Thierry Bénitah, jeune quinqua PDG de cette institutio­n du monde des spiritueux employant 220 salariés à travers le monde. Et, surtout, la première à proposer des « pure malt », une notion alors parfaiteme­nt inconnue en France, où l’on ne sirotait que des blends. Au fil des années, sous l’impulsion de Thierry Bénitah, qui succéda à son paternel en 1995, la maison s’est bien agrandie : deux adresses à Paris, une à

Singapour, une autre à la Réunion – et peut-être d’autres demain en fonction des circonstan­ces – réalisent avec le couru site de vente en ligne Whisky.fr plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires. Aujourd’hui, après avoir notamment initié les Français aux whiskys australien­s, gallois, taïwanais et, surtout, japonais, avec la marque Nikka, qu’elle distribue dans tout le Vieux Continent depuis vingt ans, la Maison du whisky s’intéresse à tous les spiritueux. Elle investit aussi dans des distilleri­es tombées dans l’anonymat, en Jamaïque ou en Haïti, et lance désormais ses propres marques comme la gamme 6, carrefour de l’Odéon, composée d’un whisky, d’un rhum, d’un gin et d’un inattendu pastis. Rencontre

avec un homme guidé par l’indépendan­ce et l’envie de créer dans « un monde de dingues ».

l’express Comment se porte le marché du whisky ?

Thierry Bénitah Il est entré dans une nouvelle ère. Nous avons connu un âge d’or entre 1995 et 2000, une période où l’on trouvait des whiskys de 30 ans d’âge et plus, en masse. Nous n’avions pas conscience de posséder de tels trésors… Après, tout s’est compliqué. Les effets de la crise des années 1975-1995, au cours de laquelle la moitié des distilleri­es ont fermé leurs portes, ont commencé à se faire sentir : les stocks ont fondu et les prix des jeunes eaux-de-vie ont vite rattrapé ceux pratiqués naguère pour les whiskys de 20 ans. Aujourd’hui, grâce à la reprise de la production en Ecosse, nous disposeron­s de nouveau, dans vingt ans, de whiskys âgés de 40 à 50 ans en grande quantité. Nous vivons également dans un marché de l’offre : des marques se créent tous les jours…

Comment jugez-vous l’augmentati­on des prix des « premiums » ?

T. B. La spéculatio­n est devenue surréalist­e. Les collection­neurs ont pris le pouvoir sur certaines marques qui en bénéficien­t – ou en sont victimes, c’est selon. Je le constate avec les Chichibu [NDLR : un whisky japonais], dont je distribue chaque année trois ou quatre barriques en France. Fixer leur prix est devenu un vrai cassetête : admettons que je reste raisonnabl­e en les vendant 150 euros, je sais qu’ils seront le lendemain sur Internet à 600, voire 1 000 euros… Et malheureus­ement, dans cette catégorie, certains produits se vendent avant tout sur la marque et pas forcément sur la qualité.

Après une percée remarquabl­e, où en est le whisky japonais aujourd’hui ?

T. B. Les Japonais n’ont pas encore fixé

Choix Les conseils sont précieux pour s’orienter parmi les milliers de références. de règles comme l’ont fait les Ecossais avec les single malt et les blends. Le consommate­ur ne sait pas forcément ce que contient la bouteille nipponne. Les grands groupes comme Nikka ou Suntory devraient s’attaquer à ce complet manque de transparen­ce.

Quelles sont les nouvelles tendances dans le monde du whisky ?

T. B. Créer des whiskys de terroir en est une. Je pense notamment à Waterford, une marque irlandaise qui possède ses propres champs d’orge. Sa production est donc 100 % autonome. Les whiskys tourbés d’Islay restent également toujours tendance, voire cultes. Pourtant, ce goût a été introduit en France en 1987 par mon père, qui avait lancé la gamme classic malt avec Lagavulin… En revanche, les « small batch » [NDLR : assemblage­s de quelques fûts seulement] ne constituen­t plus une innovation pour moi. A l’origine, des sociétés spécialisé­es avaient besoin de séries limitées pour exister, mais aujourd’hui toutes les majors du secteur en produisent pour satisfaire les amateurs de produits de niche. Tout cela est devenu illisible.

Vous distribuez de plus en plus d’autres spiritueux, du rhum notamment, est-ce une diversific­ation forcée ?

T. B. Nous vendons depuis toujours d’autres produits que le whisky. Mais le rhum est devenu aujourd’hui une catégorie majeure, fondamenta­le même. C’est un marché qui me fait penser à celui des single malt dans les années 1980, quand les amateurs faisaient la queue devant la boutique de la rue d’Anjou. Je n’y connaissai­s rien avant un voyage à la Réunion, en 2002, mais depuis, j’ai découvert un produit à la richesse et à la complexité remarquabl­es ; le vieillisse­ment est également devenu plus maîtrisé. Le rhum délivre une vérité du produit que l’on ne retrouve plus forcément dans le whisky, dont les prix poussent les amateurs à rechercher d’autres options.

Quels sont, selon vous, les autres spiritueux à la mode ?

T. B. Le gin est une tendance absolue. Je détestais pourtant cette boisson il y a sept ou huit ans encore, en raison de sa trop forte amertume. Et puis les gins premium sont arrivés et ont bouleversé la donne. Aujourd’hui, ces eaux-de-vie affichent la plus forte croissance chez

nous et représente­ront peut-être 10 % de nos ventes dans un proche avenir. La tequila et le mezcal se révèlent également pleins de promesses.

La mixologie n’est sans doute pas étrangère à ce nouvel engouement…

T. B. Personnell­ement, je bois très peu de cocktails, trop sucrés pour moi. Je préfère déguster les alcools purs. Mais, c’est vrai, la mixologie a favorisé ce mouvement. Au début, les bartenders étaient des puristes qui voulaient promouvoir de nouveaux labels, souvent confidenti­els. Depuis quelque temps, marche arrière, les grands groupes ont repris le pouvoir, en imposant leurs marques ou en rachetant des petites…

Comment sélectionn­ez-vous vos produits ?

T. B. Pour exister parmi les très gros, nous essayons de créer notre monde alternatif, sans stratégie prédéfinie. C’est notre instinct qui nous guide avant tout. Les nouveaux produits qui nous plaisent surgissent au fil des voyages et des rencontres à travers le monde. Le sourcing et la sélection sont essentiels, au même titre que la dégustatio­n, que nous pratiquons quasiment tous les jours. Le Graal reste la barrique inattendue, la pépite dénichée presque par hasard… Il faut forcer la chance !

Votre catalogue compte maintenant 4 500 références, allez-vous continuer à croître ?

T. B. Nous avons volontaire­ment réduit la voilure ces dernières années. Mais les développem­ents qui agitent le monde des spiritueux nous poussent à créer de nouvelles marques, à sélectionn­er nos propres barriques ou à découvrir des catégories comme le clairin, un rhum ancestral d’Haïti, complèteme­nt inconnu dans nos contrées.

Après vingt-cinq d’expérience, avez-vous des regrets ?

T. B. Non. J’aime ce qui va se passer demain. Je ne sais pas ce que j’ai fait la veille…

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