NOTRE LIBRE ARBITRE N’EST PAS MORT
Chaque semaine, Netflix m’envoie un e-mail ainsi libellé : « Nicolas, nous venons d’ajouter une série qui devrait vous plaire. » Le plus souvent, cette promesse est tenue. J’ai ainsi passé une partie du week-end dernier plongé dans Nous, la vague. Cette fiction allemande met en scène un groupe de lycéens qui mènent des actions écolo anticapitalistes et se retrouvent pris dans un engrenage violent. Mon weekend a illustré la célèbre phrase du cofondateur de Netflix Reed Hastings : « Notre concurrent, c’est le sommeil. » Cette formule nous dit deux choses sur le capitalisme du xxie siècle.
Premièrement, l’économie contemporaine est caractérisée par l’hyperchoix et l’hyperaccès. Grâce à Amazon ou Alibaba, nous recevons l’objet convoité chez nous en vingtquatre heures. Grâce à Deezer ou Spotify, pour moins de 20 euros par mois (à peine plus que le prix d’un CD quand j’étais étudiant), je peux écouter toutes les nouveautés pop de la semaine. Sur les sites de streaming vidéo, nous sommes assaillis de tentations. La technologie satisfait tous nos caprices de consommateurs. Deliveroo le résume dans sa publicité : « Commandez ce que vous voulez, où vous voulez, quand vous voulez. » Comme le suggère Reed Hastings, le souci ne réside plus dans le manque d’offre, mais dans le manque de temps pour consommer tout ce à quoi il est possible d’accéder à prix modique.
Deuxièmement, les algorithmes de Netflix, qui analysent les données issues des comportements des abonnés, sont capables de transmettre aux producteurs des indications plus précises que jamais sur ce qui nous retient devant un écran. Le big data et l’intelligence artificielle permettent à une entreprise comme Netflix de fonctionner à rendements croissants : plus l’entreprise compte d’abonnés, plus elle est efficace, plus elle est susceptible d’apporter de la valeur aux utilisateurs et d’en attirer de nouveaux. Les entreprises du xxie siècle croissent horizontalement (elles attirent de nouveaux utilisateurs/clients) et verticalement (les distributeurs se lancent dans la production, les producteurs se lancent dans la distribution). L’économie de la troisième révolution industrielle est génétiquement addictive et oligopolistique.
Certains observateurs en tirent une double conclusion déprimante : addictive, cette économie nous ferait perdre notre libre arbitre ; oligopolistique, elle tuerait la concurrence et générerait des rentes néfastes à la croissance. Mais ces craintes ne sont pas fondées. L’intelligence artificielle n’affaiblit pas notre libre arbitre à partir du moment où nous connaissons les limites de la technologie. Que Netflix m’envoie un conseil chaque semaine ne m’empêche pas d’aller au cinéma. Cette idée a été génialement résumée par Mario Vargas Llosa il y a peu dans Paris Match : « La technologie produit des miracles, il ne faut pas en avoir peur. Mais il faut la contrecarrer avec la lecture. » La troisième révolution industrielle n’est pas incompatible avec la concurrence, mais elle oblige à l’envisager autrement. Bien que Netflix compte 160 millions d’abonnés et malgré les rendements croissants, d’autres choix existent. Apple TV est moins cher que Netflix. Disney est en train de se lancer avec un abonnement à 6,99 dollars par mois et un catalogue de plus de 500 films. Les pressions désinflationnistes sont fortes. Considérer qu’une entreprise géante est forcément un monopole rentier est une erreur. Les consommateurs sont gâtés, versatiles et peuvent faire vaciller des empires. Dans la première partie des années 2000, Yahoo! était le site Internet le plus visité. La part de marché du moteur de recherche en France est aujourd’hui inférieure à 1,5 % contre plus de 90 % pour Google. Le libre arbitre n’est pas mort. Il rend la position concurrentielle des entreprises, même grandes, fragile. Et ce n’est pas que de la faute du sommeil.
Les conseils de Netflix ne m’empêchent pas d’aller au cinéma