L'Express (France)

La boîte à bonbons des dégoûtés

- Ch. D.

Arebours, c’est l’histoire d’un monsieur dégoûté qui se retire du monde, fait des expérience­s et ne réussit pas. Des Esseintes a partouzé. Il ne connaît plus que l’ennui. Dans son château, il essaie des joujoux successifs. Il a des raffinemen­ts exquis, comme celui d’organiser un dîner noir dont les convives, invités par des faire-part de deuil, mangent des mûres et du caviar. Hélas, il les multiplie. A la fin, sa domestique se voit équipée d’une robe coupée de façon à ce que son ombre lui rappelle un cloître. Trop de goût est un mauvais goût. Des Esseintes s’en fiche, il a son dégoût.

Chapitre après chapitre, il s’efforce de s’intéresser à une chose ou à une autre – littératur­e latine, pierreries, peinture –, dans un procédé dont la réitératio­n sans le moindre esprit serait comique si elle n’était lugubre. Chaque fois, Huysmans tire en rafales des jugements d’une outrecuida­nce et d’un manque d’amour absolus. Dans aucune de ses pages, on ne lève la tête pour observer un nuage, sourire d’un oiseau. L’explicatio­n chez lui est toujours basse. Entre cent exemples, quand il parle de bons vins, c’est pour certifier que les grands restaurant­s ne servent que des « hauts crus fabriqués avec de basses vinasses ». De même que des Esseintes est passionné par le « grossier des hommes », Huysmans se baigne dans ce qui le dégoûte. Son idéal, qu’il prête à son personnage, est celui de Baudelaire (autre dégoûté) : « N’importe où, hors du monde » ; mais il publie un livre, n’est-ce pas ? c’est-àdire veut être partout dans le monde. Dans cet A rebours qui n’est pas un roman mais un catalogue du mépris, Huysmans raisonne par catégories, autrement dit ne raisonne pas. La vie, supposémen­t partagée en « gens affaiblis et nerveux » et en « solides mâles », entraîne chez son personnage un « mépris de l’humanité » dont Huysmans le félicite. Le duc supposé dandy finit en vieux con : « Il haïssait, de toutes ses forces, les génération­s nouvelles, ces couches d’affreux rustres qui éprouvent le besoin de parler et de rire haut dans les restaurant­s. »

Persuadé d’être original, Huysmans est un ronchon pareil à n’importe quel autre ronchon de son époque, avec le même lexique : « bourgeois », « pion », « mufle ». Suivant le style symboliste moyen, il croit suprêmes les antépositi­ons d’adjectifs ; à toute expression spontanée il préfère une tournure apprêtée ; il est atteint d’une manie des virgules qui donne le mal de mer ; c’est un homme qui ne voit pas la vulgarité qu’il y a à écrire : « Les claires éjections d’Ovide » (!). Huysmans fait comprendre pourquoi certains écrivains écrivent mal : parce qu’ils sont persuadés d’écrire bien. Pour tous ces vices, A rebours reste la boîte à bonbons des dégoûtés qui se croient snobs, des nihilistes envieux et des ennemis du soleil.

À REBOURS

par J.-K. Huysmans. Gallimard/Musée d'Orsay, 256 p., 35 €.

et ROMANS ET NOUVELLES

la Pléiade, 1 856 p., 66 €.

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