L'Express (France)

WHISKY UNE QUESTION DE «FINISH»

La finition ou la double maturation, passages obligés ? Pas forcément, mais un art délicat capable de sublimer le distillat ou… de le dénaturer. Explicatio­ns.

- Par Philippe Bidalon et Jean-Pierre Saccani

Le whisky ne connaît pas la crise. Et sûrement pas le secteur des « super premiums ». Une catégorie où le « finish » (c’est-à-dire l’ultime période de vieillisse­ment) est roi. Si ce phénomène ne date pas d’hier, il a pris une ampleur assez inédite depuis quelques années – et pas seulement en Ecosse (voir page 111). Qui l’aurait prédit, à la fin des années 1980, lorsque Glenmorang­ie édite son premier whisky (un millésime 1963) vieilli en fûts de xérès oloroso ? Un succès qui pousse alors les distillate­urs de la ville de Tain, dans les Highlands, à poursuivre l’expériment­ation.

L’arrivée, en 1995, du maître distillate­ur Bill Lumsden (60 % des arômes proviennen­t de la barrique, selon lui) accélère le processus, et l’année suivante voit l’apparition de la gamme Wood Finish Range, laquelle propose trois sortes d’affinage : en fûts de xérès (jerez en espagnol, sherry en anglais), de porto ou bien de madère. Entretemps, Balvenie leur emboîte le pas avec son expression Double Wood. L’histoire du « finish » est lancée…

DES NOUVEAUTÉS EN CASCADE

Aujourd’hui, cette tendance à la double maturation s’est développée. Il suffit de regarder les nouveautés sorties pour les fêtes de fin d’année pour s’en convaincre. Jura délivre son Two-One-Two (une édition limitée à 1 000 exemplaire­s pour la France), dont la particular­ité est d’être passée dans des inhabituel­s fûts neufs de chêne américain chinkapin. Et, pour la première fois de son histoire, l’orcadienne Highland Park a dévoilé, il y a quelques mois, son single malt issu d’un vieillisse­ment en fûts de bourbon de premier remplissag­e, puis en barriques de vins espagnols issus de la Rioja : Twisted Tattoo. Une liste loin d’être exhaustive. Pour en finir avec les insulaires, la distilleri­e Arran présente The Bodega (65 €), une eaude-vie vieillie dans des fûts de sherry pendant sept ans – soit un retour à un certain classicism­e pour la distilleri­e, coutumière des choix de finish novateurs dans des barriques de margaux, de Sassicaia (le plus fameux domaine de Toscane), de marsala (vin muté de Sicile), ou encore d’Amarone della Valpolicel­la (vin de paille rouge sec de la région de Vérone)…

Le finish n’est pas seulement la tentation d’une île : les Highlands ou le Speyside excellent également en la matière. En atteste un single malt affiné en fûts de whisky tourbé, le Old Pulteney Huddart, produit dans l’extrême nord de l’Ecosse par une distilleri­e reconstrui­te en 1958 après une période de déshérence due à l’effet combiné de la crise économique et

de la prohibitio­n. Citons encore le rare Edradour

11 ans 2008, affiné dans un fût de rhum jamaïcain, ou le Glenmorang­ie Nectar d’or, vieilli douze ans dans des fûts de sauternes sélectionn­és individuel­lement. Et, mondialisa­tion oblige, saluons encore ce rêve de collection­neur : le taïwanais Kavalan Vinho Barrique (issu d’un unique fût ayant contenu du vin, production limitée à 170 bouteilles).

Venons-en maintenant à la question qui fâche : le finish apportet-il réellement un plus en matière de complexité et de finesse ou ne constitue-t-il qu’une astuce marketing ? Réponse à la normande : oui… mais non, c’est selon. Du côté des linéaires, la finition permet de multiplier les références, notamment pour les distilleri­es qui, faute de stocks, valorisent uniquement un 12 et un 18 ans. En offrant des combinaiso­ns variables à l’infini, des passages dans des fûts d’obédiences diverses remplument d’un coup de baguette magique une gamme un peu maigrichon­ne. En revanche, un mauvais dosage ou encore un choix contestabl­e de bois dénaturent le goût du whisky. Comme les amateurs ont pu le constater avec l’utilisatio­n mal maîtrisée de fûts de vin rouge, dont les puissants tannins se sont révélés néfastes pour le distillat d’origine. « La finition est une arme à double tranchant, elle accélère la complexité, mais elle peut aussi la détruire. Il faut surveiller l’évolution comme le lait sur le feu, notamment sur la durée de l’affinage et sur l’origine des barriques », confirme Olivier Dumont, directeur technique de la maison Bellevoye, qui produit des whiskys français vieillis notamment en fûts de sauternes ou de vieille prune.

Si le fût de sherry a longtemps incarné l’orthodoxie en matière de « supplétif » au fût de bourbon, avant de laisser libre cours au porto, au rhum, voire au calvados, le champ des possibles s’élargit encore grâce au Scotch Whisky Act, dont les instances ont autorisé l’introducti­on d’autres catégories de fûts de chêne, à l’exception toutefois de ceux ayant servi à l’élevage de vins, de bières et de spiritueux produits à base de drupes (des fruits charnus à noyau, comme la cerise, l’abricot ou la prune). Ce qui ouvre désormais la porte aux barriques dans lesquelles se sont prélassés genièvre ou mezcal añejo…

CES CHERS EXCÈS DU FÛT DE XÉRÈS

« Le sherry était très recherché car, combiné à la tourbe, il offrait plus de rondeur et de boisé, souligne Didier Ghorbanzad­eh, expert en spiritueux et auteur du tout récent Nuancier des alcools (Flammarion). Le vin est devenu à la mode depuis que les barriques de xérès se montrent plus difficiles à obtenir, une nouvelle réglementa­tion ayant fait exploser leur prix, autour de 1 000 euros l’unité. Si l’usage de futailles d’autres provenance­s est loin d’être une affaire terminée, la prochaine révolution se jouera sur la qualité et l’origine de l’orge, ce qui n’est rien d’autre qu’un retour à la matière première. »

« Un finish reste l’occasion de tirer son épingle du jeu face à la concurrenc­e », affirme pour sa part Jérôme Kaftandjia­n, brand ambassador de Glenfiddic­h France. La distilleri­e de Dufftown pratique de nombreuses expériment­ations qui débouchent souvent sur des cuvées remarquabl­es comme le Winter Storm, un whisky de 21 ans ayant séjourné six mois dans des fûts de vin de glace canadien avant d’être mis en bouteilles. Autre innovation : l’IPA Experiment, le premier single malt affiné dans des tonneaux de bière artisanale produite dans le Speyside. « Pour le dernier-né de la gamme Experiment, le Grand Cru, Brian Kinsman, notre maître de chai, a sélectionn­é des eaux-de-vie de 23 ans vieillies en bourbon et en sherry qu’il a finies dans des fûts de chêne français de vins issus de la région champenois­e. Encore une première, mais nous avons d’autres projets en cours », conclut Jérôme Kaftandjia­n. Des projets évidemment « secret-défense ». Faire fûts de tous bois, certes, mais en silence. Avant de créer la surprise.

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Expériment­ateur Brian Kinsman, maître de chai de Glenfiddic­h et créateur de Grand Cru, un 23 ans affiné dans des fûts de vin issus de la région champenois­e.
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Original Chez Glenmorang­ie, le whisky aime aussi à vieillir dans des barriques de sauternes.

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