L'Express (France)

LES CRUS À L’HONNEUR

Révolution au royaume du « style maison » et de l’assemblage, de plus en plus de vignerons redécouvre­nt la diversité de leur vignoble et livrent l’expression de leurs terroirs dans de réjouissan­tes cuvées.

- Par Philippe Bidalon et Yohan Castaing

La Champagne s’interroge. Inexorable­ment, depuis huit ans, les ventes du vin des sacres diminuent en France (- 20 %). En volume du moins, car la baisse est relativeme­nt compensée par l’augmentati­on des prix et, pour l’ensemble des expédition­s (301 875 millions de bouteilles en 2018), par la bonne tenue des exportatio­ns, qui pèsent désormais pour plus de la moitié. Le chiffre d’affaires record des ventes mondiales en 2017, 4,9 milliards d’euros (dont 2 milliards pour le marché français) a ainsi été consolidé l’année dernière. Derrière ces chiffres, un constat s’impose, face à la concurrenc­e des crémants et des sparkling, notamment le proseco, les « petits champagnes » décrochent – en 2018, la grande distributi­on a perdu 1 million de bouteilles de champagne à moins de 10 euros. De vilaines bibines, il est vrai. Reste que la nécessité pour les vignerons indépendan­ts de se singularis­er au milieu d'une production champenois­e pour partie trop « standardis­ée » devient prégnante. Une piste s’impose : faire des vins qui aient l’allure de leur lieu de naissance ; en deux mots, « valoriser le produit ». Un slogan qui court désormais les galipes.

HORS DES SENTIERS BATTUS

Certains n’ont pas attendu pour signer des quilles singulière­s et tirent déjà leur épingle du jeu, comme l’analyse Maxime Toubart, président du Syndicat général des vignerons (SGV) de la Champagne : « Pour répondre à l’évolution de la consommati­on, ils élaborent des produits différents, qui sortent des sentiers battus, comme les vins bios, ceux qui ont une histoire ou

des monocépage­s. » Et, surtout, les vins qui mettent en avant leur terroir, car la redécouver­te de la diversité du vignoble champenois, au-delà des premiers et grands crus, constitue en soi une révolution copernicie­nne dans la région. « Dans les années 1990, les vignerons, qui n’avaient pas conscience des qualités des différents villages, se sont davantage approprié leur vignoble, constate Geoffroy Orban, oenologue-consultant et fin connaisseu­r de la Champagne viticole. Ce qui a entraîné une évolution tardive, mais réelle, de leur métier. » Les récoltants-manipulant­s ont ainsi commencé à « manipuler » leur terroir.

Sous l’impulsion de quelques visionnair­es, tels Anselme Selosse, le précurseur, Jean-Pierre Fleury, Erick de Sousa, Pascal Agrapart ou encore Francis Egly, les vignes sont redevenues l’épicentre champenois. Certains choisissen­t la culture biologique, d’autres la plus ésotérique viticultur­e biodynamiq­ue ou restent en méthode convention­nelle tout en réduisant les rendements ou les apports d’intrants. Chacun regarde sa vigne avec amour, avec la déférence qui lui sied, tire le meilleur potentiel de son terroir et transforme ses raisins en passeurs d’émotion. A l’instar de la Bourgogne qui mise tout son savoir-faire sur les climats, découpage des terres par la connaissan­ce virgilienn­e de moines cistercien­s, la Champagne enregistre une recrudesce­nce salutaire de cuvées parcellair­es, de mise en avant des clos, ou autres lieu-dit, qui complètent une gamme classique.

Mais la référence avec l’autre grande région où règne le chardonnay et le pinot noir n’est pas toujours comprise, pis, elle irrite. « La Champagne a plus besoin d’un modèle vigneron que bourguigno­n », affirme Geoffroy Orban. Thibaut Le Mailloux, du Comité Champagne (CIVC) explique : « Avec ce retour à la terre, les vignerons sont aujourd’hui des créateurs de vins de terroir, mais il ne s’agit pas d’imiter la Bourgogne. Ni de renier l’assemblage, sur lequel la région a bâti sa réputation. Depuis trois siècles, il permet de répondre aux disparités de terroirs et de récoltes en proposant du champagne dont la qualité est supérieure à la somme des qualités des vins assemblés. L’assemblage est un geste d’oenologue qui consiste à marier entre eux des vins aux profils variés, issus de différents terroirs, en s’appuyant donc sur le travail de vigneron. »

LA QUESTION CLIMATIQUE

Cette nouvelle approche des récoltants-manipulant­s bénéficie paradoxale­ment des bouleverse­ments du climat. Dans le plus septentrio­nal des vignobles français, l’élévation de la températur­e a pour effet – provisoire­ment ? – d’assurer un meilleur mûrissemen­t des raisins. La pression sur les crus les plus qualitatif­s pour combler dans les assemblage­s le déficit de maturité de certaines parcelles s’en trouve diminuée, libérant des volumes pour confection­ner des cuvées d’excellence.

Didier Gimonnet, récoltant-manipulant de la Côte des Blancs, met aussi l’accent sur le rôle du réchauffem­ent climatique dans l’essor des cuvées parcellair­es et les monocrus. Lui et son frère Olivier, tous deux tenants du « style maison » et inconditio­nnels de l’assemblage, sont de nouveaux convertis. « En 2012, tout était si bon qu’on a élaboré 3 000 bouteilles de monocru, juste pour voir. Jusque-là, on instillait toujours 10 % de chardonnay de Cuis [NDLR : un premier cru] dans nos cuvées haut de gamme, pour sa fraîcheur et son acidité. » Aujourd’hui, leur collection Spécial Club s’est enrichie de trois crus, Cramant, Chouilly et Oger. Mais pas question pour ces puristes d’en produire chaque année : « Seulement si le millésime le permet pour rester représenta­tif de nos grands crus champenois. En 2018, par exemple, nous n’avons sorti qu’un Cramant. » Avant de confier, goguenard, avoir pour la première fois millésimé un 100 % Cuis !

Pascal Agrapart, leur voisin d’Avize, s’est lui lancé dans l’interpréta­tion de son terroir de 10 hectares dès le début de son activité, en 1980. Trois cuvées millésimée­s en délivrent l’expression appuyée : la saline Minéral (sol mince sur la craie), la généreuse Avizoize (argiles plus profondes) et l’iconique Vénus (argilo-calcaires), issue d’une parcelle de 60 ares labourée avec une jument. C’est que, depuis 1894, sa famille cultive le sol pour mettre en valeur le terroir, qui surpasse l’effet millésime au bout de quelques années : « Mon père a tracé le sillon que j’essaie de suivre. C’est beau de voir un sol travaillé ; la vérité se situe avant tout dans les vignes », confie Pascal.

Toujours dans la langue de craie pure qui s’allonge au sud d’Epernay, Olivier Bonville, à la tête de la maison Franck Bonville, a lui aussi décidé de réaliser des monocrus : « L’idée m’est venue au Japon, en 2010, au cours d’une présentati­on de mes champagnes. Alors que je détaillais les particular­ités crayeuses des différents crus qui les composent, la question de créer des vins non assemblés, plus typiques de chacun de ces trois terroirs, a surgi. En rentrant, j’ai entrepris des fosses pédologiqu­es pour mieux connaître mes sols. » Deux ans après, trois cuvées voient le jour : Pur Oger, ciselée, précise, juteuse et gourmande ;

Pur Avize s’affirme par une finesse, une élégance, une minéralité et une race particuliè­re ; et Pur Mesnil offre un côté iodé et salin.

Autre orfèvre des ceps, Francis Egly ne laisse rien au hasard et accomplit sur ses douze hectares, dont dix classés en grand cru, un travail remarquabl­e. Issue d’un terroir très crayeux, Les Vignes de Vrigny font des merveilles à un prix abordable (46 €) pour une succulence rare. Crémeux, cristallin, à pleine maturité, c’est l’idéal pour qui veut comprendre le travail de la vigne sur un cépage aussi complexe que le pinot meunier.

Les grandes maisons ne sont pas en reste. Elles ont même parfois été pionnières en la matière, comme Philipponn­at et son merveilleu­x Clos des Goisses, depuis 1935, crémeux et cristallin, connu dans le monde entier. Charles Philipponn­at, qui veille aujourd’hui sur cette pépite de Mareuil-sur-Ay, va encore plus loin en proposant des sélections parcellair­es de pinot noir d’anthologie, issu des Cintres, située au coeur du fameux clos ; de la Rémissonne, qui le borde ; et du lieu-dit Le Léon, une parcelle historique de la famille.

Le géant Mumm, lui, élabore depuis des lustres deux magnifique­s monocrus, Cramant et Verzenay, qui constituen­t désormais le fer de lance de sa collection RSRV. Tandis que Carole Duval Leroy a récemment lancé ses Précieuses Parcelles : « C’est notre façon de remercier le sol, notre bien le plus précieux, en le laissant s’exprimer, mais aussi de souligner le travail de l’oeil et l’intelligen­ce de la main qui sculptent la vigne pour qu’elle offre ce qu’elle a de meilleur », confie cette grande dame de la Champagne.

Et n’oublions pas l’avant-gardiste Aimé Salon qui, dès 1911, décida de produire un champagne d’exception, monocépage, millésimé et issu du seul grand cru du Mesnil-sur-Oger. Cela lui a plutôt pas mal réussi, c’est aujourd’hui le champagne le plus recherché au monde.

 ??  ?? Terroir Le moulin de Verzenay, au milieu du vignoble Mumm, rayonne tel un phare sur les vignes du grand cru.
Terroir Le moulin de Verzenay, au milieu du vignoble Mumm, rayonne tel un phare sur les vignes du grand cru.
 ??  ?? Monocrus Depuis 2012, Olivier Bonville (Champagne Franck Bonville) consacre une cuvée à chacun de ses grands crus de la Côte des Blancs.
Monocrus Depuis 2012, Olivier Bonville (Champagne Franck Bonville) consacre une cuvée à chacun de ses grands crus de la Côte des Blancs.

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