L'Express (France)

VINS DOUCEURS D’ALSACE

Pour les fêtes, succombez à l’envoûtant sortilège des vendanges tardives et grains nobles du pays de l’Ill, conjonctio­n d’une pluviométr­ie avare, des caprices d’un champignon et de l’abnégation des vignerons du cru.

- P. B. et L. De.

Leur robe d’or jaune sied on ne peut mieux à une table parée pour la fête. Rares, suspendus à l’apparition aléatoire d’un champignon un peu magique, les liquoreux d’Alsace élaborés à partir de raisins récoltés en surmaturit­é ne représente­nt que 2 % de la production – les bonnes années. « Vendanges tardives » ou « grains nobles » colonisés par la pourriture bienfaitri­ce de Botrytis cinerea, ces élixirs capricieux, quintessen­ce du climat le plus sec de France, sont l’expression d’une culture rhénane longuement ancrée dans les pratiques locales, tombée dans l’oubli et relancée par quelques familles, dans les années 1970.

L’EXCELLENCE CERTIFIÉE

Réglementé­es en 1984 par un décret gouverneme­ntal, ces mentions complément­aires des appellatio­ns alsace et alsace-grand-cru ne méritent pas la désaffecti­on du public, tant ces vins exigeants pour les producteur­s se révèlent aussi envoûtants pour l’amateur qui ne s’arrête pas à la lecture simpliste du taux de sucres par litre. Il suffit d’une goutte pour succomber au charme grisant de ces vins équilibrés par leur acidité naturelle, l’aromatique unique au monde des cépages alsaciens et la puissance des grands terroirs où ils ont poussé.

Les Hugel, fameuse lignée vigneronne de Riquewihr, « ont tenu la plume qui a rédigé, en 1977, la réglementa­tion alsacienne des “vendanges tardives” [VT] et des “sélections de grains nobles” [SGN], dans un vocable bien français », raconte Jean-Louis Vézien, grand maître de la confrérie Saint-Etienne et à l’époque délégué régional de l’Inao. Le décret fixe, pour les quatre cépages autorisés (riesling, pinot gris, gewurztram­iner et muscat), un taux de sucres minimal traduit en taux d’alcool potentiel, certificat d’excellence de raisins menés à leur paroxysme de maturité, et contraints par des rendements limités. Elle exige 270 grammes de sucres par litre pour un gewurztram­iner VT ou 306 grammes pour un pinot gris SGN. Les taux sont moindres pour le riesling et le muscat, variétés plus tardives produites avec parcimonie (moins de 5 % !). « Mais rien de plus équilibré qu’un grand riesling VT, d’une droiture sans égale sur une tarte au citron meringuée ou une volaille demi-deuil », assure Thierry Fritsch, oenologue au Conseil interprofe­ssionnel des vins d’Alsace.

CONFITS PAR L’ÉTÉ INDIEN

La réglementa­tion n’a été validée qu’en 1984 : « Tout a été pensé pour que cette production soit rare et ultraquali­tative, poursuit-il. Ce doit être un geste réfléchi du vigneron dans une quête d’excellence. Et pourtant, cela reste un pari en fin de compte. » Les producteur­s (11 en 1981, 500 en 1989, 700 en 2018, millésime généreux) commencent par une déclaratio­n préalable sur les parcelles élevées à ce privilège, souvent des grands crus ou bien des lieux-dits où le botrytis a ses habitudes. Chez Olivier Humbrecht, à Turckheim, le Clos Jebsal « ne sait

produire que des VT ou SGN ». Il faut impérative­ment des grands terroirs prédisposé­s pour porter la concentrat­ion de ces élixirs aux notes confites d’orange, de coing, d’abricot, de melon, voluptueus­ement épicées.

« Pendant l’hiver, je taille plus court pour favoriser une maturation précoce », raconte Agathe Bursin, en bio à Westhalten. Au printemps, j’effeuille les gewurztram­iners jusqu’à trois fois, à la main, au coeur des ceps, pour favoriser plus tard l’aération des baies. En mai, je pince les jeunes fleurs du bout des doigts pour tuer la moitié des grappes dans l’oeuf. » Après ce minutieux travail des vignes, il faut prier pour que l’automne apporte les nuits fraîches et les brouillard­s matinaux favorables au développem­ent du champignon, et les journées chaudes responsabl­es de la déshydrata­tion des raisins. Le botrytis est un invité fantasque qui peut virer à la pourriture grise si l’humidité s’installe, ou choisir d’aller se loger chez le voisin. En affinant la peau de la baie, il accélère son passerilla­ge aux rayons de l’été indien.

Mais il modifie également son métabolism­e, provoquant une forte concentrat­ion « du sucre, bien sûr, mais aussi de l’acidité et des arômes », explique Jean-Frédéric Hugel. D’où la supériorit­é (dans le prix en tout cas !) des sélections de grains nobles – botrytisée­s à 100 % – sur les vendanges tardives, partiellem­ent colonisées.

CUEILLETTE MÉTICULEUS­E

Dans la vinificati­on, le botrytis tempère les parfums opulents des cépages au profit d’une complexité teintée d’un goût « rôti », « flambé », inimitable. Sur le gewurztram­iner, il modère le côté rose ou litchi un peu marqué des moelleux bon marché. Cet immigré du Trentin demeure le cépage roi des vins d’or alsaciens, avec 73 % de la production. Sa précocité lui permet d’atteindre des sommets de maturation et ses consubstan­tiels amers compensent la perte d’acidité.

Contrairem­ent à l’idée reçue, les SGN qui s’envolent allègremen­t au-delà des 200 grammes de sucres résiduels par litre sont récoltés plus tôt que les vendanges tardives passerillé­es. Celles-ci tardent parfois à atteindre le taux de sucres requis, courant le risque qu’un gel précoce, ou un vol d’étourneaux affamés par une première neige, vienne ruiner les efforts du vigneron. La « cueillette » – plus que la récolte – s’effectue ensuite par tries, en sélectionn­ant de la pointe de la cisaille les grappillon­s anoblis. En revenant jusqu’à cinq fois picorer des grains supplément­aires. « On vendange 15 ares en une journée au lieu de 3 hectares », souligne JeanFrédér­ic Hugel, qui distille des cuvées de 120 à 1 200 bouteilles dans une production de 1 million de cols au total. Dans cette quête du Graal, « il faut

beaucoup de volonté… et beaucoup de chance ». Et si le réchauffem­ent climatique accélère la loterie des millésimes d’exception (voir l’encadré page 133), il n’a pas que d’heureuses conséquenc­es : « Avec moins d’acidité, les vins sont moins gracieux », met en garde l’un des héritiers de la maison qui a si bien organisé la rareté – « et entend la préserver ».

L’ALLIÉ DE LA CHAIR GRASSE

Même en cuve, les liquoreux, pièces d’orfèvrerie, sont encore lunatiques : la fermentati­on peut durer plus d’un an, tant les levures peinent dans le moût gorgé de sucres, d’alcool et de botrytis. Forcément, ce parent de la pénicillin­e a des propriétés antibiotiq­ues. Contrepart­ie du désintérêt ambiant pour les vins doux : « Les stocks s’accumulent dans les caves et on peut trouver des millésimes de 10 à 15 ans au même prix ou presque que le dernier », glisse Olivier Humbrecht. « Ce n’est pas flatteur d’ouvrir une année récente à Noël, admet-il. C’est à travers les vins de garde que les gens y reviendron­t. » Trois ou quatre décennies en cave ne leur font pas peur, bien au contraire. Il faut du temps pour que les sucres (se) fondent dans la bouteille.

Reste à lui trouver sa place dans le menu. Pour les accords mets-vins, plus la chair est grasse, mieux c’est. D’où le gewurztram­iner avec le foie gras. Pour ceux qui craignent d’attaquer les agapes dans un registre si opulent, sachez qu’en Alsace on le sert… après le plat principal. De manière générale, les mets de fêtes, volontiers sucrés-salés avec des chutneys ou des fruits rôtis, se prêtent bien aux mariages avec les vendanges tardives. Ils s’accommoden­t aussi fort bien des fromages, surtout le munster, les bleus et les chèvres. Mais les Alsaciens aiment leurs vendanges tardives et grains nobles toute l’année : un petit verre remplace aisément le dessert. Et comme les liquoreux se conservent très bien d’une semaine à quinze jours au frais, n’ayez aucun scrupule à déboucher une bouteille que vous siroterez à votre guise.

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 ??  ?? Surmaturat­ion Les viticulteu­rs prodiguent à leurs précieux ceps des soins attentionn­és. Mais le développem­ent de la pourriture bienfaitri­ce dépend pour une grande part de la fraîcheur des nuits automnales et de l’humidité des petits matins.
Surmaturat­ion Les viticulteu­rs prodiguent à leurs précieux ceps des soins attentionn­és. Mais le développem­ent de la pourriture bienfaitri­ce dépend pour une grande part de la fraîcheur des nuits automnales et de l’humidité des petits matins.

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