Scruter la France « sous les radars », ça n’est pas forcément verser dans le misérabilisme. On y découvre des phénomènes surprenants
Un an après les gilets jaunes et à la veille d’un mouvement social qui promet d’être d’ampleur, Emmanuel Macron a sonné l’urgence de « résorber les fractures françaises ». Quelles sont-elles ? Plongée dans une nouvelle tectonique.
Chaque époque croit découvrir les maux qui la taraudent, et savoir qu’il y eut des prophètes n’est guère consolant. Au contraire, même : retomber sur un article signé Marcel Gauchet, datant de 1990, où le philosophe met en garde contre le « mur (qui) s’est dressé entre les élites et les populations, entre une France avouable, qui se pique de ses nobles sentiments, et un pays des marges, qui puise dans le déni opposé à ses difficultés d’existence l’aliment de sa rancoeur », c’est vivre l’amère expérience du déjà-vu, déjà-su, et du temps perdu. Cinq ans plus tard, au reste, le même Gauchet théorisait la fameuse « fracture sociale », dont Jacques Chirac fit le thème principal de sa campagne et son plus cuisant échec politique. Comme d’autres après lui.
Une fracture qu’on ne réduit pas, ça peut être douloureux. Au point de ne plus laisser en paix. Au fil du temps, les effets de cette tectonique se sont fait ressentir avec fracas dans les urnes ou, récemment, sur les ronds-points, de sorte que plus personne ne peut les ignorer. Devant les maires de France, le 20 novembre dernier, Emmanuel Macron n’avait d’ailleurs que le mot « fracture » à la bouche : « Fracture territoriale, fracture sociale, fracture identitaire et culturelle », a-t-il notamment énuméré, avant de conclure : « Comme si la France n’était plus une. » Face à une urgence désormais ressentie par tous, beaucoup veulent comprendre : que nous est-il arrivé ?
L’entretien croisé que nous avons choisi de mettre en couverture de L’Express cette semaine constitue une contribution importante au diagnostic. Nicolas Mathieu, Prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux, vient de cette France aux usines fermées, qui mélancolise aux marges, « coincée entre le sentiment d’un paradis perdu et une promesse de déclassement à venir ». Le second, Jérôme Fourquet, prix du livre politique pour L’Archipel français, s’est fait spécialiste des brisures qui parcourent le pays. Chacun à sa façon – l’écrivain avec sa sensibilité d’extralucide, et le sondeur avec ses chiffres sans tricherie – révèle ces petits riens qui font les grandes colères. Tous deux livrent une analyse originale, vivifiée par leur témoignage personnel, jamais simpliste ni angélique.
Car scruter la France « sous les radars », ça n’est pas forcément verser dans le misérabilisme. On y découvre des phénomènes surprenants. Par exemple, 10 % de la population française danse la country ! L’Ifop, qui a réalisé pour L’Express une étude exclusive (voir page 30) sur la question, est formel. A Languidic, dans le Morbihan, on pratique le madison au Ranch de Calamity Jane. A Aignan, dans le Gers, les habitants ont reconstitué un village western : Carchet City. Et c’est pareil au parc OK Corral de Cuges-les-Pins (Bouches-du-Rhône) ou au festival Bluegrass à La Rochesur-Foron (Haute-Savoie). La country fournit un univers de chapeaux et de chemises à carreaux, un imaginaire de grands espaces et de silences dignes à la John Wayne. Du rêve, en somme, même si c’est de l’American dream au Buffalo Grill de la ZAC. Le bal musette ayant été déclaré « plouc », une partie de la France périphérique se redonne une convivialité en important la culture des « rednecks » américains, ceux-là mêmes qu’Hillary Clinton avait traités de « déplorables » et qui ont fini par voter Donald Trump, avec le sens de la revanche. On n’échappe pas à la politique.