L'Express (France)

Christian Makarian, Anne Levade

- CHRISTIAN MAKARIAN AFFAIRES ÉTRANGÈRES, PAR Christian Makarian est directeur de la rédaction délégué à L’Express et éditoriali­ste.

L’Iran a encore réussi une prouesse : celle de couper plus de 80 millions d’habitants du reste du monde en privant brusquemen­t l’Internet national de toute connexion avec l’extérieur. La mesure n’a été rendue possible que par une reconfigur­ation très sophistiqu­ée du réseau, voulue par le pouvoir afin d’empêcher les contestata­ires de trouver des appuis à l’étranger. Telle est la leçon tirée des soulèvemen­ts précédents, de juin 2009 et de décembre 2017 ; cette fois, quoi qu’il advienne, la République islamique réprimera à guichets fermés.

Il paraît à peine croyable qu’un pays d’une telle dimension puisse, en ce siècle d’interconne­xions planétaire­s, être isolé en quelques heures, mais il faut y voir une démonstrat­ion de force impression­nante aux yeux des systèmes politiques illibéraux, qui sont les seuls auprès desquels l’Iran cherche un soutien. En d’autres termes, si la privation de libertés choque les pays occidentau­x, elle est en revanche perçue comme une performanc­e en Russie ou en Chine : rien ne peut échapper à un régime fort, pas même Internet. C’est la réplique, très organisée et redoutable­ment efficace, à la colère subite qui s’est emparée d’une partie du peuple iranien. Ulcérés par la décision de cesser de subvention­ner le prix de l’essence, prise au cours d’une nuit par les autorités, des dizaines de milliers de citoyens ont pris le risque de protester contre cette augmentati­on brutale des tarifs à la pompe. L’étendue de ce mouvement ? Le degré de déterminat­ion des manifestan­ts ? Rien ne filtre, sauf par fragments invérifiab­les. On n’en sait pas davantage sur le nombre réel des victimes de la répression policière, qui peut, de toute évidence, se révéler très dure.

Deux questions se posent. La première est de savoir ce qui relève de l’incompéten­ce et de la corruption dans cette hausse (de trop) du prix du carburant ; officielle­ment, elle a été décidée pour redistribu­er le montant des subvention­s interrompu­es, en attribuant directemen­t une aide financière aux catégories les plus pauvres – potentiell­ement, 18 millions de familles (soit 60 millions d’Iraniens). Or on est en droit de douter de la sincérité de cette réaffectat­ion compte tenu du déficit budgétaire croissant du pays, dû à une crise économique sans précédent (récession chiffrée par le FMI à – 9,5 % du PIB cette année, 40 % d’inflation, chute de la monnaie nationale des deux tiers de sa valeur, explosion du coût de la vie, chômage record).

La seconde consiste à s’interroger sur l’impact des sanctions financière­s prises par les Etats-Unis depuis leur retrait de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (2015) : la stratégie de la « pression maximale » voulue par Donald Trump est-elle en train d’affaiblir le régime ? Une chose est sûre : les exportatio­ns de pétrole iranien sont de ce fait presque tombées à zéro (de 2,5 millions de barils par jour en 2018 à 100 000 en 2019 !). La vérité réside probableme­nt dans la conjugaiso­n des deux facteurs, interne et externe.

Le mouvement actuel prend des allures nouvelles. La population attribue majoritair­ement le marasme au gouverneme­nt, l’argument antiaméric­ain ne suffit plus à désamorcer la colère. Les classes moyennes sont désormais aussi concernées que les couches populaires, l’exaspérati­on est générale. Les grandes villes sont autant touchées que les autres, petites ou moyennes, contrairem­ent aux soulèvemen­ts précédents. Le coût des opérations extérieure­s de l’Iran (en Syrie à l’appui d’Assad, en Irak au côté du gouverneme­nt conspué de Bagdad, au Liban à travers l’alliance impopulair­e avec le Hezbollah, à Gaza en soutien au Hamas, au Yémen en confrontat­ion avec l’Arabie saoudite) est directemen­t dénoncé par les manifestan­ts. Mais le régime iranien, qui isole son peuple autant qu’il est isolé sur la scène internatio­nale, ne cesse d’accroître son expérience en matière d’émeutes…

L’argument antiaméric­ain ne suffit plus à désamorcer la colère

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