L'Express (France)

Un charnier au coeur de Paris

Jusqu’en 2018, l’université de médecine Paris-Descartes a accueilli dans des conditions indécentes les dépouilles de milliers de personnes ayant fait don de leur corps à la science. Non-respect des règles d’éthique, locaux délabrés et monnayage des cadavr

- Par Anne Jouan. Illustrati­ons : Stéphane Humbert-Basset

Nus. Démembrés. Les yeux grand ouverts. Amoncelés sur un brancard. Des cadavres par dizaines, au milieu d’un fatras indescript­ible. Ici, un bras pend, décomposé. Là, un autre est noirci, troué après avoir été grignoté par les souris. Le membre supérieur de l’un est posé sur le ventre de l’autre. Des sacs-poubelle débordent de morceaux de chair. Au premier plan, une tête gît sur le sol. Ces photos insoutenab­les révèlent un charnier. En plein Paris. Elles datent pourtant de fin 2016 et ont été prises rue des Saints-Pères (VIe arrondisse­ment), au 5e étage des locaux de la faculté René-Descartes, le temple de la médecine en France. Par respect pour les défunts et pour leurs familles, L’Express a décidé de ne pas les publier.

Comment ces hommes et ces femmes qui, noblement, ont fait don de leur corps à la science ont-ils pu se retrouver dans un tel cloaque ? Dévorée par la rouille, l’une des trois portes de la chambre froide ne ferme plus. Même le carrelage semble fatigué de toutes les horreurs qu’il voit depuis des années. Ces corps humains sont vaguement éclairés par des néons. Parfois, ils sont recouverts d’une couverture de survie – on se demande bien pourquoi – et jetés là, alignés, certains tête-bêche.

En France, le don du corps à la science est une demande personnell­e et volontaire. Chaque prise en charge fait l’objet d’un processus réglementé au sein de l’un des 28 centres répartis sur tout le territoire. Le Centre du don des corps (CDC) de Paris-Descartes a été créé en 1953 par le Pr André Delmas. Sa particular­ité ? Proposer des « corps frais », c’est-à-dire non formolés, non congelés, conservés plusieurs semaines après le décès. L’institut Gustave-Roussy y a notamment travaillé la chirurgie réparatric­e et Carmat, la mise au point du coeur artificiel. Depuis plusieurs années, le nombre de dons baisse :

1 100 en 1982 pour 630 en 2018, et l’âge moyen est passé de 73 à 86 ans entre 1982 et 2013. S’il y a encore une dizaine d’années, le don lui-même était payant (250 euros jusqu’au 31 juillet 2008) à Descartes, léguer sa dépouille n’est aujourd’hui toujours pas gratuit : il faut s’acquitter du prix du transport (de 400 à 700 euros en région parisienne). Enfin, il n’y a pas d’enterremen­t individuel, mais une crémation collective à l’issue de laquelle les cendres ne sont pas récupérées par les familles.

Cet argent collecté doit normalemen­t servir à la prise en charge du défunt jusqu’à la bonne utilisatio­n de son corps par la science dans un lieu conçu et entretenu pour le recevoir. Or le fameux 5e étage de l’université parisienne semble ne jamais avoir évolué depuis sa création. Il regroupe les pavillons de dissection, les chambres froides, le bureau du directeur, mais aussi le secrétaria­t qui accueille les futurs donateurs. Ces derniers peuvent ainsi croiser un mort au cours de leur venue. A cause des pannes fréquentes des monte-charges, il n’est pas rare de transporte­r les cadavres dans les ascenseurs réservés au public.

« J’ai toujours rêvé qu’un journalist­e vienne et raconte comment sont traités les corps », nous lance, bravache, le Pr Guy Vallancien, chirurgien, membre de l’Académie de médecine et directeur du CDC des Saints-Pères de 2004 à 2014.

DES CONDITIONS DE CONSERVATI­ON INDIGNES

Et pourtant. Deux ans après le départ de Vallancien, son successeur, le Pr Richard Douard, chirurgien digestif à l’hôpital européen GeorgesPom­pidou, fait état de la situation à Frédéric Dardel, alors président de Paris-Descartes et aujourd’hui conseiller de la ministre de la Recherche, Frédérique Vidal. Il lui présente un document édifiant de 27 pages, dont sont issues les photos décrites plus haut. Le mémo liste « des installati­ons vétustes, inadaptées, ne respectant pas les obligation­s légales », « des chambres froides non hermétique­s, avec des pannes à répétition […], une absence de ventilatio­n dans les différents espaces de travail, des canalisati­ons d’évacuation des eaux bouchées ». Mais, ce qui semble le plus tracasser les autorités, c’est le « risque de scandale avec le nonrespect de règles d’éthique dues aux corps qui [leur] sont confiés ». Oui, le plus embêtant, c’est la peur « que ça se sache », « que ça sorte », nous ont confirmé plusieurs sources ayant travaillé au CDC.

Qu’a fait le président de l’université de 2011 à fin 2019 ? Frédéric Dardel nous assure avoir visité les chambres froides en 2015 : « Ce n’était pas terrible, c’était vieux. Il y avait une vraie question de salubrité. C’est comme avec votre congélo, les pannes, c’est toujours pour le mois d’août ! J’ai fait des petites opérations de maintenanc­e, mais

comme je n’avais pas de moyens pour des travaux, j’étais embarrassé. » Son prédécesse­ur, Axel Kahn, président de 2007 à 2011, a-t-il été plus actif ? Il nous certifie n’avoir jamais été informé de l’état des chambres froides et ne jamais les avoir visitées. Selon quatre sources, le charnier a existé « pendant plusieurs dizaines d’années », avec une « aggravatio­n à partir de 2013 ». Un habitué du CDC confie : « Les cadavres sont conservés dans des conditions déplorable­s, il fait une chaleur épouvantab­le, certains sont pourris. Ça pue. On a le sentiment d’être au xixe siècle ou à la Renaissanc­e avec les corps putréfiés sur lesquels travaillai­ent les médecins. »

Plus notre enquête avance et moins les réponses semblent évidentes à la question centrale : comment a-t-on pu en arriver là dans une respectabl­e faculté du Quartier latin ? Les documents s’amoncellen­t. Le second volet du mémo présenté fin 2016 par Richard Douard à Frédéric Dardel dresse un inventaire aussi sordide que surréalist­e des errements du centre : « Chambres froides non sécurisées, entourées de fenêtres, sans ventilatio­n et climatisat­ion », lesquelles subissent « des pannes à répétition ». Ainsi, le 9 mai 2016, la températur­e atteint les 17 °C alors que le maximum ne doit pas dépasser 4 °C. Conséquenc­e ? Une « proliférat­ion des souris, des mouches, avec ponte (nombreux corps et pièces anatomique­s dans lesquels se sont développés des vers) ». Le 29 juillet 2016, c’est un tuyau d’alimentati­on en gaz de l’une des chambres froides qui casse avec, dans ces chambres, pêle-mêle, corps congelés, produits toxiques, ossements. La page 14 du rapport est pudiquemen­t intitulée : « Une vétusté aux implicatio­ns très fortes sur le plan éthique ». Elle présente une photo avec la légende suivante : « Les souris passent par les nombreux trous de la chambre froide et trouvent un garde-manger idéal. »

NETTOYER LES ÉCURIES D’AUGIAS

Face à l’inertie des pouvoirs publics, Richard Douard démissionn­e le 20 octobre 2017. Il est suivi cinq jours plus tard par Xavier de Bonnaventu­re, chargé d’enseigneme­nt en droit public à Paris-II et, jusque-là, membre du comité d’éthique du CDC : « Le manque de moyens financiers et humains et l’absence de lisibilité politique sur la vision de l’université […] relèguent au second plan les impératifs moraux de dignité et de respect des sujets et de leurs familles. » Enfin, le 26 octobre 2017, c’est au tour du Pr Brigitte Mauroy, urologue à Lille, de quitter la présidence du comité d’éthique : « Quand j’ai pris mes fonctions en 2015, j’ai découvert avec effarement que les rats couraient dans les couloirs et que les conditions de conservati­on des corps étaient déplorable­s […]. L’Histoire se souviendra que vous avez fossoyé la plus grande structure anatomique de France », écrit-elle à Dardel.

Des travaux de rénovation du CDC, d’un montant de 8 millions d’euros sont votés. Sauf que ces derniers ne seront effectifs qu’au premier trimestre… 2020 ! Ils prévoient notamment le stockage des morts au sous-sol avec tiroirs individuel­s, comme dans les morgues. En attendant, les choses ont-elles vraiment changé depuis les photos de 2016 que nous avons consultées ? Un ancien responsabl­e nous l’assure, la main sur le coeur : « Les souris ont disparu en 2018 », « la températur­e des chambres froides est constante » et un « grand nettoyage » (sic) a eu lieu avec des incinérati­ons massives entre 2017 et 2018. Un autre salarié de l’université confirme la volonté de « nettoyer les écuries d’Augias » et ajoute : « Certains corps étaient

tellement abîmés à cause des conditions de conservati­on qu’ils étaient directemen­t incinérés. » Un ancien responsabl­e a une explicatio­n : « Les bons préparateu­rs allaient au fond du frigo et faisaient tourner les cadavres, les autres restaient à l’entrée et laissaient pourrir le fond. » C’est une autre conséquenc­e de cette triste impéritie : une bonne partie des corps légués à la science n’a pas servi à la dissection.

L’Echo des Saints-Pères, le journal interne de l’université, relate des « incidents » survenus le 31 juillet 2018, ayant nécessité l’interventi­on d’une vingtaine de pompiers pendant plusieurs heures. Au 5e étage, une panne de congélateu­r, couplée à une fuite de formol mélangée à un produit désinfecta­nt, a généré des vapeurs toxiques responsabl­es de migraines chez le personnel, ce qui a conduit à l’évacuation du bâtiment. Au 6e étage, le même jour, dans la zone réservée aux embaumemen­ts, c’était une fuite de chlorure de zinc à la suite du dysfonctio­nnement d’une cuve de stockage. Enfin, preuve que le « grand nettoyage » n’a visiblemen­t pas suffi : la semaine dernière, deux médecins qui ont disséqué au CDC nous ont rapporté avoir travaillé sur des corps dans un « état immonde ».

Outre les questions fondamenta­les sur le non-respect des règles éthiques élémentair­es dues aux morts se posent aussi celles des conditions de travail au fameux 5e étage. Aucun espace n’est prévu pour les préparateu­rs qui officient dans le couloir de passage, à la sortie du « monte-sujets », ou directemen­t dans les chambres froides, parmi des corps, à une températur­e de 3 °C et sur un sol souillé. La salle d’embaumemen­t sert de lieu de stockage au chlorure de zinc. Jusqu’à 900 litres peuvent être entreposés dans cette pièce non ventilée ! Enfin, les pavillons de dissection de 260 mètres carrés ne disposent, eux non plus, ni de ventilatio­n ni de climatisat­ion. Comme le résume un document interne de juin 2017 : « La particular­ité du centre des Saints-Pères est d’être tout à la fois le plus important en Europe et le plus vétuste. » Visiblemen­t, cet état de délabremen­t extrême dont a souffert le personnel semble avoir été de mise pendant des années. Coup sur coup, après ses inspection­s des 19 juin et 20 novembre 2014, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) faisait le même constat : « Dans le couloir des chambres froides, les agents, sans tenue spécifique, exercent des activités administra­tives dans la zone de préparatio­n des sujets. » Le CHSCT relève que, sur les sols carrelés, la « saleté incrustée [est] impossible à nettoyer, un seul étage est nettoyé par une société spécialisé­e. Les agents doivent assurer le nettoyage de l’autre sans être formés ni équipés ». Soucieux de leurs conditions de travail, le CHSCT déplore le « stress lié à la peur de contaminat­ion par des maladies/affections non dépistées ». Serait-ce parce qu’en janvier 2012 un cadavre infecté par le VIH avait été mis à la dispositio­n d’un chercheur ?

Outre le manque de dignité due aux corps, les « erreurs de traçabilit­é des sujets », l’incroyable détériorat­ion du site, les conditions de travail déplorable­s, la lecture des documents et les témoins rencontrés font apparaître un autre scandale au centre de la rue des Saints-Pères.

UN CORPS ENTIER EST VENDU 900 EUROS

En violation de toutes les règles éthiques, les différente­s « pièces anatomique­s » (c’est-à-dire les membres et les organes humains) sont… monnayées. Aujourd’hui encore, les cadavres sont réservés

aux enseignant­s mais aussi aux industriel­s. Ainsi, des entreprise­s privées, laboratoir­es ou autres, paient pour avoir accès aux dépouilles. « Les pièces anatomique­s sont utilisées en majorité par la formation continue et acquises par des organismes privés », révèle un audit réalisé par le cabinet KPMG. Pour avoir un ordre de grandeur, lesdits « organismes privés » ont contribué à 75 % environ du chiffre d’affaires du CDC en 2013.

Les chirurgien­s désireux de faire des recherches doivent eux aussi payer, y compris les professeur­s d’université parisiens. Les contrats indiquent les tarifs. Pour les salles du 5e étage, les pavillons Farabeuf et Poirier, « la contributi­on d’occupation » est à 690 euros hors taxes la journée, 420 euros la demi-journée. Pour l’amphithéât­re de l’espace Ambroise-Paré du 6e étage, c’est plus cher : 900 euros hors taxes. « Cette participat­ion inclut la fourniture des fluides (chauffage, eau, électricit­é), le ménage, l’entretien des parties communes, le gardiennag­e et la maintenanc­e du bâtiment », précise le contrat que s’est procuré L’Express. La mise à dispositio­n des locaux n’est pas la seule à être payante, les cadavres et les « pièces anatomique­s » le sont aussi : un corps entier est ainsi facturé 900 euros et un membre seul, 400.

Cette tarificati­on des corps a été votée en 2011 par le conseil d’administra­tion de l’université. Le règlement se fait à l’ordre de « monsieur l’agent comptable de Paris-Descartes ». Des chirurgien­s parisiens assurent que les conditions et les modalités sont très différente­s ailleurs en France : « Mon assistant d’anatomie a disséqué récemment à Lille, Rouen et Besançon. Les locaux sont propres, les corps dans des housses, et on ne demande pas aux professeur­s d’université de payer pour avoir y accès », explique le Pr Laurent Lantieri.

Mais Frédéric Dardel défend la vente des cadavres votée sous sa présidence : « Les corps représente­nt un coût marginal, il est normal que ceux qui les utilisent paient. Et les prix ne sont pas scandaleux. Tout ce qui est gratuit n’a pas de valeur. » Est-ce à dire que le don du sang, le don de moelle osseuse ou même d’organes, gratuits en France, ne valent rien ? Guy Vallancien clarifie : « On joue sur les mots. En réalité, il ne s’agit pas de mise à dispositio­n : si on veut disposer d’un corps, on l’achète. » Un chirurgien, professeur des université­s, ajoute : « Il y a une dizaine d’années, je donnais 100 euros à l’appariteur sous le manteau, sinon on n’avait pas un corps frais. Mais on ne me demandait pas de payer pour occuper la salle ni pour avoir des cadavres. » Est-ce en raison de cette tarificati­on des « pièces détachées » que certains se sont crus autorisés à les emporter à l’extérieur de l’université ? Trois personnes qui ont travaillé au CDC nous ont raconté des anecdotes sordides de médecins ou de profession­nels de santé (ostéopathe­s, kinésithér­apeutes, etc.) venus disséquer et repartis avec une pièce anatomique dans un sac… Sans sourciller, le Pr Guy Vallancien confirme : « Oui, il y avait du trafic. Les préparateu­rs revendaien­t des pièces le samedi matin à des chirurgien­s, qui les emportaien­t. Tout s’achetait. »

A l’automne 2018, quand Bertrand Ludes prend ses fonctions à la direction du CDC, il demande à rencontrer l’ex-président de Descartes, Axel Kahn. L’ancien membre du Comité national d’éthique (CCNE) raconte : « Ludes était très ennuyé par le commerce fait autour des corps. » Axel Khan, lui-même, juge « anormal de vendre ou de louer des corps. Le don doit servir exclusivem­ent à la recherche académique et non aux entreprise­s privées, qui viennent, par exemple, faire des crash tests de voiture. » Il conseille alors à Bertrand Ludes de se rapprocher du CCNE. Or son président, le Pr Jean-François Delfraissy, certifie qu’il n’a pas été saisi de l’affaire. Bertrand Ludes se défend aujourd’hui en évoquant les lourdeurs administra­tives. Il affirme vouloir arrêter au plus vite le démembreme­nt des corps, insiste pour que l’université prenne en charge financière­ment les dissection­s réalisées par les professeur­s et exige la fin des partenaria­ts avec le privé. Dans le cas contraire, il démissionn­era. « Certaines choses sont tellement lourdes qu’elles ne peuvent pas être entendues. Dire qu’elles n’ont pas existé pose la question de comment elles ont pu exister et met en cause tout le monde, depuis tant d’années, conclut un membre du CDC. C’est pourquoi personne ne veut l’entendre. Moi, j’ai coupé toute vie sociale. Que pouvais-je dire aux autres de ce que je faisais ? De ce que je voyais ? »

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Les professeur­s d’université parisiens doivent payer pour faire de la recherche sur des corps, au même titre que les entreprise­s privées. Une tarificati­on qui a été votée en 2011 par le Conseil d’administra­tion de Paris-Descartes, en violation de toute règle éthique.
Fac-similé Les professeur­s d’université parisiens doivent payer pour faire de la recherche sur des corps, au même titre que les entreprise­s privées. Une tarificati­on qui a été votée en 2011 par le Conseil d’administra­tion de Paris-Descartes, en violation de toute règle éthique.
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