L'Express (France)

“Entre bien-pensance et ouverture d’esprit, la tolérance varie selon l’âge des enfants”

A l’occasion du Salon du livre et de la presse jeunesse, qui se tient à Montreuil du 27 novembre au 2 décembre, enquête sur une littératur­e sous haute(s) surveillan­ce(s).

- PAR DELPHINE PERAS

Connaissez-vous les sensitivit­y readers, littéralem­ent « relecteurs de sensibilit­é » ? D’aucuns parlent plutôt de « vigies » ou de « garde-fous » pour désigner ces intervenan­ts apparus voilà quelques années aux Etats-Unis, dans les maisons d’édition jeunesse. Leur mission : traquer tout ce qui pourrait offenser la minorité dont ils (ou elles) sont issu(e)s par leur origine, leur genre, leur religion, ou encore leur handicap physique. En gros, une romancière blanche hétéro ne saurait prêter correcteme­nt sa voix à un héros noir bisexuel, un écrivain établi se mettre dans la peau d’une jeune latino sans papiers… « Les Américains sont obsédés par le politiquem­ent correct », confirme Olivier Tallec, dessinateu­r de la célèbre série Rita & Machin, qui vient de publier C’est mon arbre à L’Ecole des loisirs. Travaillan­t sur commande pour des éditeurs d’outre-Atlantique, il a dû modifier ses illustrati­ons à deux reprises. « Celle d’un phoque, notamment, qui faisait des bisous à ses camarades du zoo, attitude jugée malvenue après l’affaire Weinstein : on m’a demandé de transforme­r mon phoque en femelle. C’est très hypocrite et assez inquiétant. » Rien de tel en France, assurent auteurs et éditeurs en choeur. Quoique.

« Le sujet est complexe, reconnaît Sylvie Vassallo, directrice du Salon du livre et de la presse jeunesse (SLPJ), dont la 35e édition se tient du 27 novembre au 2 décembre à Montreuil (Seine-SaintDenis). Historique­ment, cette littératur­e a une valeur de transmissi­on. Elle est bien plus auscultée que le reste de la production éditoriale car les parents sont souvent partie prenante. Entre

bien-pensance, ouverture d’esprit et provocatio­n, la tolérance varie selon l’âge des enfants. Mais, si la loi de 1949 sur les publicatio­ns destinées à la jeunesse préconise de transmettr­e des valeurs « qui ne démoralise­nt pas l’enfance », il n’existe plus vraiment de dispositif coercitif. Ça reste à l’appréciati­on des éditeurs. » Un métier sur le fil du rasoir, comme en témoigne la très instructiv­e exposition de la BnF François-Mitterrand, à Paris, jusqu’au 1er décembre, Ne les laissez pas lire. Polémiques et livres pour enfants. A l’occasion des 70 ans de cette loi de 1949, l’exposition rappelle plusieurs cas de censure édifiants, souvent à l’initiative de particulie­rs, et jusqu’à récemment. Ainsi d’On a chopé la puberté, de la série Les Pipelettes, publié, en 2018, chez Milan, à 5 000 exemplaire­s : accusé d’être « sexiste et dégradant » par la blogueuse Emma, le livre a fait l’objet d’une pétition qui a recueilli 148 000 signatures en deux jours et incité l’éditeur à suspendre sa commercial­isation. A noter que ladite blogueuse avait déjà dénoncé La Guerre des bisous de Vincent Cuvellier (Gallimard), en 2014 : « un livre super problémati­que », écrivait Emma sur Twitter, à même de propager la culture du viol, selon elle.

« La nouveauté vient des réseaux sociaux, de leur capacité d’embrasemen­t immédiate, souligne Marine Planche, commissair­e de l’exposition à la BnF. L’album des Pipelettes se voulait humoristiq­ue, avec pas mal de second degré, mais ça ne passe plus auprès de tout le monde, car le sexisme est désormais considéré avec davantage de gravité. » De fait, les mentalités ont évolué et ce qui semblait inoffensif ou anecdotiqu­e hier ne l’est plus aujourd’hui. A la faveur d’une réédition, exit la petite culotte apparente en couverture du Martine au zoo de 1969. Haro sur la misogynie dans Petit Ours brun et le racisme sous-jacent de Tintin au Congo. « Je serais favorable à ce que cette BD soit accompagné­e d’un avertissem­ent », concède Sylvie Vassallo, du SLPJ. De quoi encourager l’autocensur­e, le formatage ? « Il s’agit plutôt de sujets qu’on n’a pas envie d’aborder, estime Grégoire Solotareff, auteur et éditeur à L’Ecole des loisirs. Notre société est violente, tout le monde est au courant de tout très vite, alors essayons de préserver autant que possible la parenthèse enchantée de l’enfance. » Une parenthèse remise au goût du jour par les nouvelles traduction­s du Club des cinq de l’Anglaise Enid Blyton, fleuron de la Bibliothèq­ue rose, qui s’écoule toujours à quelque 300 000 exemplaire­s par an. Depuis 2005, le présent a ainsi remplacé le passé simple, le « on » a supplanté le « nous », les expression­s désuètes sont passées à la trappe… Le politiquem­ent correct dans toute sa splendeur, de l’avis de certains.

« Je ne me reconnais pas du tout dans cette expression, proteste Myriam Héricier, directrice des Bibliothèq­ues rose et verte chez Hachette. Notre propos est de s’adresser aux enfants du moment, d’où un travail non pas de simplifica­tion mais de modernisat­ion. » Damien Hervé, directeur éditorial des éditions Auzou, qui fêtent les 10 ans de Loup, personnage emblématiq­ue de cette maison indépendan­te, renchérit : « J’assume de véhiculer des valeurs positives, sans pour autant verser dans la caricature. En tant que jeune papa, je garde à l’esprit qu’il faut dire les choses avec finesse avant 7 ans. Ce qui ne nous empêche pas d’être le plus contempora­in possible. » Dont acte. Dans sa collection « P’tit Loup » pour les 2-4 ans, « l’heure des mamans » est devenue « l’heure des parents », car ce ne sont plus seulement les mères qui vont chercher les minots à l’école. « Il me semble que le curseur est descendu bien bas pour les plus jeunes, prévient toutefois Marine Planche, de la BnF. On est devenu très prudent de peur de les brusquer. Mais à force de gommer les aspérités, les choses piquantes, ils risquent de s’ennuyer. »

Si l’édition jeunesse en France garde une grande liberté de création, gare à ne pas la tuer à force de contrainte­s et d’interdits.

« Le politiquem­ent correct change à chaque époque », résume Colline Faure-Poirée, éditrice chez Gallimard Jeunesse. Une pionnière qui, depuis plus de vingt ans, au sein de sa collection « Giboulées », et en collaborat­ion avec la psychothér­apeute Catherine Dolto (fille de Françoise), traite de sujets d’actualité tels que le harcèlemen­t, l’adoption, le divorce, la famille monoparent­ale. « Au début, nos livres ont été interdits dans toutes les bibliothèq­ues des villes tenues par le Front national, rapporte Colline Faure-Poirée. Et quand j’ai publié L’Aventure de la naissance avec la PMA, en 2014, un ouvrage très factuel rédigé par deux médecins, nous avons reçu des lettres indignées de parents proches de la Manif pour tous. » Thierry Magnier est familier de ce genre de prurits. Fondateur de sa maison en 1998, directeur d’Actes Sud Junior ainsi que des éditions du Rouergue, il a connu moult campagnes de dénigremen­t de la part des milieux conservate­urs pour ses livres sur l’homoparent­alité, les transgenre­s, etc. « Je n’en fais pas un filon, assure l’éditeur. Mais quelle hypocrisie de taire ces sujets-là aux enfants alors qu’on les laisse naviguer sur le Net au risque de tomber sur n’importe quelle image porno ! » Pas mal non plus, ce lecteur vegan qui lui a reproché de publier un album où toute la famille mangeait de la viande. « Il va falloir mettre du quinoa dans nos romans, maintenant ?, ironise Thierry Magnier. Laissez-nous vivre ! Il n’y a pas de sujets tabous, seule compte la façon de les aborder. » Loin de désarmer, sa maison lance une nouvelle collection érotique pour ados, « L’Ardeur », interdite aux moins de 15 ans. « Le puritanism­e américain nous guette, il faut rester vigilant et continuer à faire des livres qui nous semblent importants. » Sans l’aide de sensitivit­y readers, surtout s’ils carburent au quinoa…

La loi de 1949 sur les publicatio­ns jeunesse préconise des valeurs « qui ne démoralise­nt pas »

« Quelle hypocrisie de taire certains sujets aux enfants alors qu’on les laisse naviguer sur le Net »

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