BOUILLON DE CULTURES
Ceux qui reviennent tardivement de Londres le savent bien : la gare du Nord, à Paris, est d’une tristesse sans nom quand la nuit tombe. Le restaurant signé Thierry Marx s’étant fait la malle en début de mois, le nom de la toque star n’est même plus la caution qu’il fut trois ans durant. Fort heureusement, il existe unantidote,àquatreminutesdemarche à peine : Chez Michel. L’adresse est connue, moins pour son caractère historique (1939) que par sa reprise au milieu des années 1990 par Thierry Breton, cuisinier au CV en or massif devenu héros de la bistronomie parisienne. Ce que l’on sait moins, c’est que l’intéressé a récemment revendu cet intérieur brun boisé à un Japonais de 43 ans,Masahiro Kawai.
Formé par le king du bistro nouveau Yves Camdeborde et très amoureux de notre pays, le nouveau patron a rafraîchi les lieux – au plafond trônent d’élégants lustres contemporains – sans bouleverser l’esprit auberge (ah, ces chaises à l’assise en mousse !). Les vieux habitués ne piperont mot, parce que cet ultratatoué percé aux cheveux ébouriffés pousse haut le respect de cette cuisine française à l’ancienne à travers 27 (!) entrées, plats et desserts à la carte. Moment de grâce : les liquides introductifs. Le concentré de puissance qu’est la soupe de poissons, parmesan et chorizo démarre fort. Dans la seconde, les dés de foie gras et châtaignes sont imbibés d’une délicate enveloppe de sauvageons (un petit canard) qui mérite à elle seule de s’attabler ici. Bolognaise de sanglier, gnocchis et beurre noisette à l’estragon ; perdreau rouge et choux au lard… La suite le confirme, le nouveau patron insuffle une précision et une rigueur que l’on ne voit que rarement dans les établissements de standing similaire. Et ce sans saigner le portefeuille !
Jamais deux sans trois : c’est encore une soupe qui fait basculer le repas parmi nos meilleurs morceaux de l’année. Une bouillabaisse. « Sans façon », a d’abord sèchement pensé le Marseillais qui se cache derrière ces lignes. Et puis, finalement, elle intriguait cette bouillabaisse « façon Chez Pierre à Tokyo ». En bouche, ça se confirme : cet orange fluo est une interprétation (très) libre du roc phocéen. Sans safran, plus ronde, veloutée. Crime hérétique au Vieux-Port, cri parigot bienheureux. Un peu en deçà de cette joaillerie bistrotière, les desserts fleurent bon la nostalgie (figues au vin rouge, mont-blanc, gâteau Marjolaine hommage à Fernand Point, mentor de Paul Bocuse) et évitent le trop-plein final via un dosage minime en sucre. L’adage mérite d’être actualisé : c’est dans les astucieux pots nippons qu’on fait les meilleures soupes.