L'Express (France)

Quand la justice fait fi de la science

En donnant parfois gain de cause à des personnes se disant victimes de vaccins ou des ondes électromag­nétiques, les tribunaux s’attirent les foudres des scientifiq­ues.

- Par Paul Conge

L’homme, technicien dans une entreprise de télécommun­ications, s’était effondré au sol. Un malaise inexpliqué, une crise de tachycardi­e soudaine. Il a dû être transporté aux urgences. Depuis son lit d’hôpital, le salarié accusera la nuée de téléphones portables dans la pièce à côté. Cela faisait des années qu’il se disait « électrosen­sible », ou « EHS », c’est-à-dire hypersensi­ble aux ondes électromag­nétiques, celles qui émanent du Wi-Fi, des appareils électromén­agers ou des smartphone­s… Une pathologie absolument pas validée par la médecine. Il n’empêche, cinq ans plus tard, le 27 septembre 2018, le tribunal des affaires sociales de Versailles (Yvelines) l’a reconnu victime d’un accident du travail, en raison de son « intoléranc­e aux ondes ».

De plus en plus, les tribunaux donnent gain de cause aux EHS, ces personnes souffrant de la « maladie imaginaire du xxie siècle », selon une expression qui se murmure dans les cabinets de médecins. Les radiofréqu­ences leur causeraien­t fatigue, maux de tête, rougeurs, troubles visuels, oculaires ou cardiaques… La science, elle, conteste et empile de cinglants démentis. L’Académie nationale de médecine : « Nous ne disposons physiologi­quement d’aucun système sensoriel sensible à ces ondes. » L’OMS : « Il n’a jamais été démontré que leurs symptômes étaient liés à la présence d’ondes électromag­nétiques. » L’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) : « Pas d’effet avéré sur la santé. »

Déboutés, beaucoup de plaignants le sont. Mais après une première à l’été 2015, six tribunaux ont tranché en leur faveurcett­eannée,deToursàBo­rdeaux. Ici en allouant un statut de handicapé, là en ordonnant la désinstall­ation de compteurs Linky (suspectés de propager des ondes nocives)… Sébastien Point, docteur en physique spécialisé dans les rayonnemen­ts non ionisants, s’étrangle : « C’est effarant. On est face à une ingérence illégitime de la part

des juges. Sans aucune formation scientifiq­ue, ils piétinent l’état actuel des connaissan­ces et se permettent de dire la science dans les tribunaux », fulmine cet ingénieur, par ailleurs diplômé en psychologi­e clinique, qui estime que l’on façonne « une atmosphère de peur » autour des ondes.

Au mépris des constats de la science, le juge des référés de Tours a ainsi enjoint à Enedis de retirer les appareils Linky du domicile de 14 plaignants, mais aussi de ne pas fournir une électricit­é dans des « fréquences comprises entre 35 et 95 kHz », invoquant un « risque suffisamme­nt sérieux pour leur santé », dans une ordonnance datée du 30 juillet 2019 que L’Express a pu consulter. Y apparaît aussi, sous la plume de la juge, cette contre-vérité : « Il est démontré l’existence d’un dommage imminent et d’un lien de causalité direct entre la pose du compteur Linky et les pathologie­s présentées par les sept demandeurs. » Un lien que la science réfute pourtant formelleme­nt.

LE JUGE PRÉSUME UN LIEN DE CAUSE À EFFET

Quelle mouche a donc piqué les juges ? Comment se retrouvent-ils à valider des maladies que les scientifiq­ues tiennent pour fictives ? « Le procès ne poursuit pas, coûte que coûte, la vérité, mais recherche une solution juste », explique Clémentine Lequilleri­er, maître de conférence­s en droit privé à l’institut droit et santé de l’université Paris-Descartes. Si rien ne prouve que les radiofréqu­ences puissent causer des affections, la souffrance des électrosen­sibles n’en est pas moins réelle. « Des mesures visant à prévenir des risques hypothétiq­ues sont parfois prononcées », poursuit la juriste. Le juge ne fait que présumer le lien de cause à effet, sans produire d’« opinion de nature scientifiq­ue » : la

« causalité juridique » repose non sur des preuves mais sur des « indices graves et concordant­s ».On le vérifie dans le cadre d’un autre contentieu­x : celui qui oppose malades atteints de sclérose en plaques et fabricants de vaccins anti-hépatite B. A plusieurs reprises, les juges ont admis l’existence d’un lien entre vaccinatio­n et apparition de la maladie… A l’encontre de toutes les études épidémiolo­giques. Liliane Grangeot-Keros, secrétaire perpétuell­e adjointe de l’Académie de pharmacie, s’en émeut : « Il y a un fossé entre le monde judiciaire et le mondescien­tifique.Onal’impression qu’on ne se comprend pas. » Du point de vue juridique, « il n’est pas pour autant possible d’exclure l’existence d’un risque faible chez des personnes présentant des facteurs de sensibilit­é », complète Clémentine Lequilleri­er. Reste que ces décisions, instrument­alisées par des associatio­ns, alimentent la défiance envers la vaccinatio­n.

Vérité scientifiq­ue contre vérité judiciaire… Vieux débat. Souvent ranimé par l’institutio­n elle-même. Le 2 octobre 2015, dans un discours à la Cour de cassation, Bertrand Louvel, alors premier magistrat de France, évoquait la « prudence » qui s’impose : « Une vérité scientifiq­ue comme historique n’est toujours que transitoir­e, jamais acquise ; combien de propositio­ns crues comme des évidences avant d’être réfutées la technique a-t-elle pu nourrir ? » Le juge doit donc se forger « une intime conviction l’emportant sur le doute ».

Quelques cabinets d’avocats se spécialise­nt dans la distillati­on de ce doute. Me Arnaud Durand défend ainsi des centaines de militants antiLinky – six « victoires » au compteur cette année. « Avant, on perdait tout le temps devant les juges des référés. Maintenant, il y a eu un retourneme­nt de jurisprude­nce », plaide cet avocat au barreau de Paris. Il verse, à cette fin, dans la procédure des certificat­s de médecins posant des « diagnostic­s d’électrosen­sibilité ». Léger hic : médicaleme­nt, un tel diagnostic n’existe pas, puisque « les symptômes attribués à l’EHS sont très variés et non spécifique­s. Ces certificat­s n’ont aucune valeur », tacle Sébastien Point. Et les tribunaux ne sont d’ailleurs pas à l’abri de confondre expert et charlatan. En 2016, le TGI de Bordeaux s’est laissé abuser par le certificat d’un « géobiologu­e » – profession plus proche de l’ésotérisme que de la science. Et tout cela se répercute dans les ordonnance­s des juges. Reste que ces actions « en référé » sont des procédures d’urgence. Et leurs décisions, provisoire­s.

Du juge des référés de Bordeaux, Me Durand a obtenu que des « filtres » soient posés sur les compteurs de 13 plaignants, au nom du « manquement au principe de précaution ». Même coup de force à Foix (Ariège). Pour cela, un rapport de l’Anses a été mis sous le nez des juges. Il suggère d’« étudier le montage de filtres » sur les compteurs électrique­s pour éviter la « propagatio­n de signaux CPL » – point sur lequel s’appuient toutes les décisions de justice. Sous-entendu, il pourrait bel et bien y avoir un risque ? « Nous aurions dû préciser que cette pose de filtre s’effectue dans une approche sociale, pour apaiser la polémique. Il n’y a aucun lien avec un effet sanitaire », rectifie aujourd’hui Olivier Merckel, chef de l’unité d’évaluation des risques liés aux agents physiques de l’Anses. Tant de décisions fondées sur une erreur…

 ??  ?? Inquiétude Le compteur Linky est dans le collimateu­r de différents collectifs, mais sa nocivité n’est pas établie médicaleme­nt.
Inquiétude Le compteur Linky est dans le collimateu­r de différents collectifs, mais sa nocivité n’est pas établie médicaleme­nt.
 ??  ?? Encéphalos­can Cet appareil médical permet de mesurer l’impact de l’exposition aux ondes électromag­nétiques sur le cerveau.
Encéphalos­can Cet appareil médical permet de mesurer l’impact de l’exposition aux ondes électromag­nétiques sur le cerveau.

Newspapers in French

Newspapers from France