L'Express (France)

A Workington, le Labour au bord du précipice

Bastion travaillis­te sur le déclin, cette circonscri­ption du nord de l’Angleterre soutient le Brexit et pourrait changer de camp le 12 décembre. « L’homme de Workingtow­n » est devenu la star anonyme des législativ­es.

- De notre envoyé spécial, Clément Daniez, avec Angela Catlin (photos)

Depuis des décennies, ces maisons mitoyennes vivaient en symbiose. L’antenne locale du Parti travaillis­te, au 49, Brow Top, à Workington, une ville portuaire de 25 000 habitants du nordouest de l’Angleterre, avait de tout temps pu compter sur le soutien des ouvriers qui viennent se divertir au Trades Hall Social Club, sis au 51. « Nous avons toujours voté Labour, comme tout le monde ici », confirment en choeur Joe Bates et Vince Stagg, 76 et 78 ans respective­ment. « Mais, lors des élections législativ­es du 12 décembre, pour la première fois, nous allons voter pour les conservate­urs », ajoutent-ils, calés sur une banquette de la salle de billard du club, devant leur pinte de bière. La raison ? Le Brexit. Les deux amis ont voté leave lors du référendum de juin 2016, et ils n’ont pas changé d’avis. Ils veulent que le Royaume-Uni quitte au plus vite l’Union européenne (UE). « Le candidat conservate­ur, Mark Jenkinson, a promis qu’il soutiendra­it l’accord de sortie de Boris Johnson, explique Joe Bates. C’est pour cela que je vais voter pour lui. Et je peux vous dire que ce choix fait consensus dans nos familles et ici, au club. »

Leur ralliement au camp conservate­ur ne peut que satisfaire Boris Johnson. Pour faire ratifier l’accord de retrait négocié en octobre avec Bruxelles, le Premier ministre

a besoin de ce qui lui manque : une majorité conservatr­ice à la Chambre des communes. Or il ne peut l’obtenir qu’avec le soutien d’électeurs brexiteurs prêts à rompre avec le Labour et à faire basculer leur circonscri­ption dans le camp des Tories, tels Joe et Vince.

Ancien conseiller de Theresa May, Will Tanner l’a compris mieux que personne. A la tête d’Onward, groupe de réflexion conservate­ur qu’il a fondé en 2018, ce jeune homme de 31 ans a croisé une grande quantité de résultats électoraux avec des sondages pour identifier l’électeur pivot des élections. « Il s’agit d’un homme de plus de 45 ans, blanc, sans diplôme universita­ire et qui a voté leave en 2016, détaille-t-il dans les bureaux londoniens où il reçoit L’Express, à proximité de Westminste­r. C’est l’homme de Workington, avons-nous conclu. Parce qu’il y a là-bas une forte concentrat­ion de ce profil type. Et parce que c’est une circonscri­ption gagnable par les conservate­urs, même si ce n’est pas la plus facile. S’ils l’emportent à Workington, ils conquerron­t à coup sûr d’autres bastions travaillis­tes du Nord et des Midlands, bien plus prenables. »

Rendu public le 30 octobre, alors que le Parlement britanniqu­e répondait favorablem­ent à la demande d’élections anticipées de Boris Johnson, le rapport de Will Tanner sur l’homme de Workington a valu une attention inédite à cette localité.

Les jours suivants, les principaux journaux et télévision­s britanniqu­es y ont dépêché leurs reporters. « On n’a pas l’habitude d’un tel emballemen­t médiatique », sourit Neil Short. Agé de 56 ans, cet employé de supermarch­é a vécu toute sa vie à Maryport, la deuxième ville de la circonscri­ption en population avec 11 000 habitants. « Je correspond­s totalement à ce stéréotype de l’homme de Workington, reconnaît-il. J’ai toujours soutenu le Labour, et j’ai voté leave en 2016. Le 12 décembre, mon bulletin ira aux conservate­urs. Jeremy Corbyn n’a pas ce qu’il faut pour diriger le pays. »

Le leader des travaillis­tes a promis qu’il rediscuter­ait l’accord de retrait avec Bruxelles, puis organisera­it un référendum. Les Britanniqu­es auraient alors le choix entre un nouvel accord et un maintien dans l’Union européenne. La perspectiv­e d’énièmes négociatio­ns rebute Liz Thornthwai­te, une habitante de Cockermout­h, charmante bourgade qui vit naître le poète romantique William Wordsworth. « Je veux que mon vote en faveur du

Brexit soit respecté, insiste-t-elle. Je vais donc voter conservate­ur, comme en 2017, alors que j’avais toujours soutenu les travaillis­tes auparavant. Mais ce n’est pas contre notre députée sortante, Sue Hayman, dont j’apprécie l’implicatio­n locale. »

Elue pour la première fois en 2015, cette dernière a voté pour le maintien dans l’UE, alors que plus de 65 % des électeurs de sa circonscri­ption ont fait le choix inverse. Si quelques parlementa­ires travaillis­tes du Nord et des Midlands ont apporté leur soutien à l’accord de Boris Johnson, elle s’y est pour sa part opposée, comme elle s’était opposée voilà un an à celui de Theresa May. « Elle aurait dû s’en tenir aux choix de ses électeurs », lui reproche l’employé de supermarch­é Neil Short. En décalage avec la majorité des électeurs de Workington, Sue Hayman a pu constater un certain désamour dès les élections de 2017. Elle s’est alors imposée avec seulement 3 925 voix d’avance, soit la plus courte majorité travaillis­te à Workington depuis la Seconde Guerre mondiale.

Ce matelas de voix lui suffira-t-il le 12 décembre ? Sa défaite n’est pas certaine, tant les choses sont complexes.

Avoir voté leave en 2016 ne signifie pas automatiqu­ement un vote conservate­ur en 2019. Ted Winter, un retraité de 71 ans croisé sur le port de Maryport lors de sa promenade matinale, a ainsi opté pour le Brexit lors du référendum, mais ne compte pas faire d’infidélité au Labour. « J’ai vu trop d’usines et de mines fermées sous Margaret Thatcher pour croire que le salut peut venir de ses héritiers conservate­urs, confie-t-il. Au cours de ma vie, j’ai travaillé dans une mine de charbon, à l’aciérie de Workington et à l’usine. Quand j’étais jeune, on trouvait facilement un job, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Au fil des années, presque tout a fermé. Et il n’y aurait plus rien dans la région sans les emplois de Sellafield. » Situé à une trentaine de kilomètres au sud, ce complexe nucléaire gigantesqu­e compte une dizaine de milliers d’employés, dont les salaires agissent comme une perfusion sur les commerces locaux.

De son ancienne gloire industriel­le, Workington n’a conservé qu’une usine métallurgi­que et une autre de cartonnage. Sa réputation n’est plus qu’un souvenir. « On trouve encore des rails de chemin de fer estampillé­s Workington aux Etats-Unis ou en Inde », indique Gillian Hargreaves, serveuse dans un café de bord de route. « Ma famille s’est installée ici lorsque mon père a été embauché au sein d’une unité de production de bus Leyland, poursuit-elle. Margaret Thatcher a voulu fermer le site. Mon père et ses collègues se sont battus contre cette décision, et l’usine a obtenu un sursis, qui n’a duré que trois ans. » Pour les élections, elle ne s’est toujours pas décidée : « J’ai voté Labour toute ma vie, mais je suis déçue par la politique, où il ne s’agit que de planter des couteaux dans le dos des autres. Je ne sais pour qui voter. C’est à cause de gens comme moi qu’il règne tant d’incertitud­es. »

Fervent partisan du leave, Steven Jolly n’est pas habité par de tels

« QUAND J’ÉTAIS JEUNE, ON TROUVAIT FACILEMENT UN JOB. AU FIL DES ANS, PRESQUE TOUT A FERMÉ »

doutes. « Je voterai pour le Parti du Brexit », assure ce grand barbu de 60 ans, après une invitation à visiter le bateau de pêche envahi de rouille qu’il restaure avec son épouse portugaise. « L’UE, ça ne marche pas, et je ne pense pas que le Royaume-Uni s’en soit jamais vraiment senti membre, considère-t-il. Je soutiendra­i le candidat de Nigel Farage. » S’il lui voue une confiance aveugle, le marin n’est cependant pas allé à la rencontre du leader populiste le 6 novembre. Ce jour-là, l’eurodéputé a fait une halte dans la région, alors que l’attention médiatique suscitée par « l’homme de Workington » se trouvait à son comble.

Moins d’une semaine plus tard, Nigel Farage annonçait que le Parti du Brexit ne disputerai­t aucun des quelque 300 sièges occupés par les conservate­urs pour éviter un éparpillem­ent des votes pro-Brexit. Mais il a maintenu ses candidats dans les circonscri­ptions travaillis­tes, comme à Workington. « C’est honteux, s’indigne Cara McCourt, vendeuse dans un magasin de jouets de Cockermout­h. Un mouvement politique digne de ce nom doit se présenter partout. » Favorable au maintien dans l’UE, elle a toujours voté travaillis­te et apprécie Sue Hayman, « une très bonne députée ». Les politicien­s en général, moins : « Ce sont des menteurs. Tous les partis promettent de grands investisse­ments, mais avec quel argent ? » Arrivée en Angleterre il y a sept ans, Cheow-Lee Tai ressent une crainte semblable, mais elle accorde plus de confiance à Boris Johnson qu’à Jeremy Corbyn pour la gestion des comptes publics. « Le Labour ne pense qu’à dépenser, considère cette gérante d’un fish & chips, d’origine malaisienn­e. Je vais voter pour les conservate­urs. »

Ceux-ci conservent 10 à 15 points d’avance sur les travaillis­tes dans les sondages. Et ils ne peuvent que profiter de l’effondreme­nt du mouvement de Nigel Farage, tombé à 5 % des intentions de vote. « Ces élections pourraient bien signer la meilleure performanc­e des Tories depuis des décennies dans des circonscri­ptions historique­ment Labour, estime Ryan Swift, qui mène actuelleme­nt une thèse à l’université de Leeds sur la politique dans le nord de l’Angleterre. Mais ils risquent, dans le même temps, de céder des sièges aux indépendan­tistes en Ecosse et aux Libéraux démocrates dans des circonscri­ptions europhiles du Sud. » Selon Will Tanner, l’inventeur de l’homme de Workington, « cette élection est probableme­nt la plus volatile et la plus difficile à prédire depuis 1945, même si les conservate­urs semblent favoris ».

Détail piquant, l’ancien conseiller du 10, Downing Street n’a jamais mis les pieds dans la ville qui lui vaut sa notoriété. Mais il compte combler cette lacune d’ici aux élections. « J’irai les 9 et 10 décembre, dit-il dans son bureau londonien. Pour rencontrer les candidats et organiser des groupes de discussion informels avec la population locale. » L’occasion de confronter le terrain aux données. Et de mettre un visage sur l’homme de Workington.

« JE NE PENSE PAS QUE LE ROYAUME-UNI SE SOIT JAMAIS SENTI MEMBRE DE L’UE »

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Désindustr­ialisation Le monument de Jane Pit est l’un des rares vestiges du riche passé minier de la région.
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Vince Stagg et Joe Bates : « Lors des élections du 12 décembre, pour la première fois, nous allons voter pour les conservate­urs. »
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Mutation A Cockermout­h, comme dans le reste de la circonscri­ption, le Brexit brouille les repères politiques.
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Ted Winter : « J’ai vu trop d’usines et de mines fermées sous Margaret Thatcher. »
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Liz Thornthwai­te : « Je vais voter conservate­ur. Mais ce n’est pas contre notre députée travaillis­te sortante, Sue Hayman. »
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Neil Short : « Je correspond­s totalement au stéréotype de l’homme de Workington. Corbyn n’a pas ce qu’il faut pour diriger le pays. »
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Gillian Hargreaves : « J’ai voté Labour toute ma vie, mais je suis déçue par la politique. »
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Cara McCourt : « Les politicien­s sont des menteurs. Tous les partis promettent de grands investisse­ments, mais avec quel argent ? »
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Cheow-Lee Tai : « Les travaillis­tes ne pensent qu’à dépenser. Je vais voter pour les conservate­urs. »
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Steven Jolly : « Je voterai pour le parti du Brexit. Je soutiendra­i le candidat de Nigel Farage. »

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