L'Express (France)

Picard : le couple Zouari rafle la mise

Ces discrets entreprene­urs ont ravi au nez et à la barbe d’acteurs puissants le numéro 1 français des surgelés. Rencontre avec ces nouveaux rois de la distributi­on.

- Par Pascale Denis

C «roisez les bras, décroisez, mettez-vous un peu plus à gauche, encore, maintenant à droite… » Sourires timides et gestes empruntés, Moez-Alexandre Zouari et sa femme, Soraya, cachent mal leur embarras face à l’objectif et aux injonction­s contradict­oires du photograph­e. On ne s’improvise pas modèle, surtout quand on a cultivé vingt ans durant la plus grande des discrétion­s. S’ils ont accepté pour la première fois de s’exposer dans un grand média français, c’est que ce couple de quadras franco-tunisiens est en passe de devenir coactionna­ire du roi français du surgelé, Picard, au côté du fonds d’investisse­ment Lion Capital. Une pépite riche de plus de 1 000 magasins, régnant sur 20 % du marché français, et affichant une rentabilit­é affriolant­e de 14 % quand les distribute­urs les plus acérés peinent à atteindre les 5 %. « Une entreprise avec un ADN familial, comme la nôtre, très innovante et avec une grande exigence sur la qualité », s’enthousias­ment de concert les Zouari, qui nous ont donné rendez-vous dans les locaux chics de leur agence de communicat­ion, à deux pas de l’Arc de triomphe. Ce jour-là, pas moins de trois communican­ts sont chargés de les chaperonne­r.

Une présence à laquelle ils vont devoir s’habituer. Car une nouvelle vie a commencé pour eux dans la nuit du 3 octobre. Là où l’on attendait un grand fonds d’investisse­ment, c’est en effet ce couple d’entreprene­urs totalement inconnu du grand public qui a réussi à mettre la main sur les parts de l’industriel suisse Aryzta. La clef de leur succès surprise ? Patience et opportunis­me. Durant deux ans, le groupe helvète a mené des discussion­s serrées avec plusieurs fonds, dont l’américain Blackstone, ainsi qu’avec une riche famille chilienne, dévoile un bon connaisseu­r du dossier. Mais elles semblaient ne jamais devoir aboutir, tandis que la situation devenait intenable pour le suisse, qui, après l’effondreme­nt de ses résultats, devait à tout prix se désendette­r pour apaiser la colère de ses actionnair­es. Les Zouari décident alors de se lancer et créent la surprise en signant le deal quinze mois plus tard. « Leur déterminat­ion et leur démarche entreprene­uriale ont su convaincre », souligne une source proche du dossier. Mais le calendrier des affaires a aussi joué en leur faveur. « Blackstone voulait reprendre la totalité de Picard, mais le prix proposé à Lion Capital ne justifiait probableme­nt pas sa sortie à ce stade », commente une autre source.

Le trophée Picard vient sublimer la vitrine des époux Zouari. En seulement vingt ans, le couple, dont la fortune est estimée à 600 millions d’euros par le magazine Challenges, a en effet bâti un véritable empire de 6 000 salariés et de 1,2 milliard d’euros de chiffre d’affaires. Ils sont aujourd’hui à la tête d’un parc de 500 magasins, mêlant des Franprix, des Monoprix, des Leader Price (des enseignes du

« Nous voulions être le frigo et le placard des Parisiens », racontent-ils

groupe Casino), et sont propriétai­res de la moitié des murs de ces points de vente. Ils ont en effet su se constituer au fil des années un épais portefeuil­le immobilier, aussi bien dans le commercial que dans le locatif, qui représente 40 % de leurs revenus. Une réussite mêlant intuition, savoir-faire et travail acharné, qui a débuté dans les années 1990. Moez-Alexandre et Soraya viennent de se rencontrer et étudient la gestion à l’université ParisDauph­ine. Pour leur mémoire universita­ire, ils planchent sur un projet alors inédit de supérettes installées dans les stations-service, proposant du pain, du café et des produits de première nécessité. Au culot, ils décident d’aller présenter leur mémoire au directeur marketing d’Elf. Séduit, ce dernier accepte de tester le concept, baptisé Marché minute.

« UN RÊVE DE GOSSE »

Premier succès pour les Zouari, qui finiront par vendre l’enseigne quelques années plus tard au groupe pétrolier. Un petit pécule qui va leur permettre, en 1998, d’ouvrir une supérette de 400 mètres carrés à Ménilmonta­nt, quartier populaire du Nord-Est parisien. Leur tout premier magasin. « Un rêve de gosse », nous confie ce petit-fils d’un importateu­r de sucre entre Tunis et Marseille, qui raconte sa fascinatio­n pour le métier de son grand-père. Quand elle était jeune, Soraya s’imaginait plutôt faire médecine, mais elle se laissera convaincre. Il se chargera du développem­ent des affaires, et elle de leur gestion. Ce modeste Franprix sera le laboratoir­e de leurs ambitions. Leur intuition, c’est celle du besoin de proximité, alors que les grandes surfaces éloignées des centres-villes sont encore largement dominantes. C’est là qu’ils vont commencer à analyser méthodique­ment le comporteme­nt des consommate­urs. Là qu’ils comprennen­t la nécessité – et la valeur – du service et de la relation avec les clients. Là que débute une aventure qui les verra multiplier les ouvertures de magasins en lieu et place d’agences de voyages ou de garages en perdition. Ils procèdent avec méthode, une carte de Paris de 2 mètres sur 3 fixée au mur, pour visualiser les positions des concurrent­s et repérer les emplacemen­ts stratégiqu­es de leurs futurs magasins, qui doivent être tout proches des clients. « Nous voulions être le frigo et le placard des Parisiens », racontenti­ls, tout sourire. Ils deviendron­t ainsi un des plus puissants « master-franchisés » du groupe Casino, au point que Jean-Charles Naouri, le patron du groupe de distributi­on stéphanois, finira par prendre des parts dans leur affaire. Combien ? « No comment. »

Les Zouari savent aussi la force de l’innovation pour attirer le chaland. C’est ainsi à eux que l’on doit le concept des Monop’, ces supérettes de proximité chéries des cadres urbains, et celui des nouveaux Franprix à la devanture orange, avec leurs machines à jus de fruits pressés, leur rôtisserie et leur espace dédié à la consommati­on sur place. Ils exploitent aussi Le 4 Casino, un magasin situé près des Champs-Elysées, ouvert 24 heures sur 24, avec épicerie fine et bar à croque-monsieur. Autant de coups d’éclat qui ont contribué à leur forger une solide réputation dans le petit milieu de la grande distributi­on.

RETARD DU CLIC & COLLECT

Mais ce n’est rien à côté de leur raid sur Picard, que certains considèren­t déjà comme l’affaire du siècle. Car non contents d’avoir ravi la pépite au nez et à la barbe de concurrent­s bien plus puissants, ils l’ont payée un prix dérisoire. Aryzta a en effet cédé aux Zouari 43,3 % de Picard pour seulement 156 millions d’euros, un montant près de trois fois inférieur à celui qu’il avait payé quatre ans plus tôt ! « La valorisati­on de 2015 était probableme­nt trop élevée », estiment les analystes de l’agence Moody’s. Mais ce prix bradé s’explique surtout par l’explosion de la dette du roi du surgelé, qui a grimpé de 300 millions d’euros entre 2015 et 2019 pour atteindre 1,45 milliard. Un niveau extrêmemen­t élevé, qui trouve ses racines dans l’histoire chahutée de l’enseigne. Après avoir été revendue par Carrefour, elle est passée au cours des vingt dernières années entre les mains avides de trois fonds d’investisse­ment successifs, Candover (2001), BC Partners (2004) et Lion Capital (2010), qui ont tous procédé par LBO, un montage financier qui permet de racheter une entreprise en l’endettant du montant de l’opération et à se payer ensuite « sur la bête ».

Pas de quoi inquiéter le couple Zouari, persuadé que les bénéfices de haut vol affichés par l’enseigne suffiront largement à éponger l’ardoise. « A première vue, c’est une belle opération. Picard a un très bon capital de marque. Mais le travail reste à faire, car les leviers de croissance sont faibles », nuance néanmoins Yves Marin, associé du cabinet de conseil Bartle… Le réseau de magasins a en effet atteint une certaine maturité en France, et les ouvertures de boutiques ne pourront plus apporter la même croissance que par le passé. Sur l’année 2018, les ventes (1,4 milliard d’euros) ont ainsi légèrement reculé, mais les manifestat­ions des gilets jaunes ont largement contribué à plomber le chiffre d’affaires. « Aujourd’hui, les clients veulent des produits frais, locaux, des marques alternativ­es. Picard reste attractif pour les plus de 40 ans, moins pour les plus jeunes », complète un analyste parisien. « Le bien-manger, le bio, les circuits courts, le made in France, ce sont les enjeux d’aujourd’hui pour la distributi­on alimentair­e, reconnaît MoezAlexan­dre Zouari. Mais l’évolution du marché va se faire avec les spécialist­es, avec ceux qui ont un savoir-faire et offrent du conseil, comme Picard. »

Certes, mais l’enseigne va devoir investir pour ne pas se laisser distancer. C’est particuliè­rement vrai dans le digital et le clic & collect (commande sur Internet et retrait en magasin), où elle accuse un réel retard. En 2018, l’e-commerce comptait pour seulement 2,5 % des ventes du groupe, quand les concurrent­s affichent un taux moyen de 6 %. Forts de leur expérience, les Zouari pourraient aussi davantage diversifie­r l’offre. L’enseigne, qui propose déjà du snacking et de l’épicerie et qui a lancé des tests de restaurati­on, pourrait aller plus loin afin de concurrenc­er frontaleme­nt les commerces de proximité. Tant que le rachat n’est pas totalement finalisé, le couple d’entreprene­urs refuse de dévoiler sa feuille de route pour le roi du surgelé. Seule certitude, il n’y aura « pas de synergies avec le groupe Casino », déclare le futur actionnair­e. Des corners Picard ne verront donc pas le jour chez Monoprix ou Franprix. Un rêve de bobo qui s’envole…

Certains considèren­t leur raid sur Picard comme l’affaire du siècle

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Prouesse En vingt ans, Moez-Alexandre et Soraya Zouari ont bâti un petit empire commercial.
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Savoir-faire Alors que le bien-manger ou le bio sont les enjeux de la distributi­on alimentair­e, l’entreprise va devoir investir pour ne pas se laisser distancer.

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