La librairie de L’Express
Franchement, qui a envie de lire 500 pages sur deux vendeurs de ventilateurs électriques dans le Toronto des années 1950 ? Voilà à peu près la première chose que l’on se dit en découvrant Clyde Fans, l’énorme « brique » de Seth, dessinateur canadien de la génération Chris Ware-Charles Burns. Et puis on commence à suivre les étranges pérégrinations des deux frères qui dirigent cette petite entreprise et l’on est progressivement happé par cet univers à la fois oppressant et poétique. Pas d’action, pas de sexe, pas de poursuites, pas de meurtres, non, seulement ces deux hommes un peu dépressifs qui se souviennent. Certes, quelques secrets de famille affleurent, de brèves épiphanies éclairent la vie de nos « héros ». La deuxième partie, jadis publiée par Casterman sous le titre Le Commis voyageur, est un vrai chef-d’oeuvre : on y voit dans une petite ville l’un des deux frères subir les rebuffades humiliantes de tous les commerçants chez lesquels il tente de placer ses produits. Le représentant de commerce à chapeau erre dans les rues comme l’homme perdu dans l’Univers. De son trait très lisible, Seth multiplie les cases muettes, ajoutant encore au sentiment de neurasthénie générale. Le dessinateur, qui a mis vingt ans à mener à bien ce projet, est un indécrottable nostalgique des fifties : il adore les enseignes de magasins, les puissantes locomotives fendant les immensités canadiennes, les maisons abandonnées à la lisière des villes, les entrepôts urbains la nuit. Les monologues intérieurs frisent parfois la métaphysique, on n’est pas toujours certain de tout saisir, mais cela participe du charme de l’ensemble. Depuis vingt ans, un marketing un peu prétentieux nous bassine avec les fameux « romans graphiques », comme si les immenses créateurs du passé – Winsor McCay, Forest ou Muñoz et Sampayo – faisaient autre chose. Mais pour le coup, il faut l’avouer, l’expression va comme un gant à Clyde Fans. Oui, un graphisme très romanesque… CLYDE FANS par Seth. Trad. De l’anglais (canada) par lauren triou. Delcourt, 488 p., 49,90 €. 17/20