Demain, les barricades ?
L’auteur d'un essai original sur les « incarnations historiques » de la Révolution* éclaire pour L’Express le climat séditieux du moment.
La plupart des historiens et des hommes politiques occidentaux s’accordent pour affirmer que l’ère des révolutions est désormais terminée, au moins dans les pays riches. Est-ce si sûr ? Ce qui caractérise la révolution, c’est d’abord l’irruption de la multitude sur la scène politique : des individus et des groupes sociaux qui, jusqu’alors, assistaient silencieux et passifs au spectacle politique prennent soudain la parole et passent à l’action. Ils refusent de subir plus longtemps les décisions d’autrui et veulent reprendre la maîtrise de leur destin. De ce point de vue, l’actuel mouvement des gilets jaunes est incontestablement un épisode de caractère révolutionnaire.
Mais pour qu’il y ait révolution, il faut que cette irruption de la multitude produise des résultats : non seulement des changements dans le régime politique et dans les institutions, mais aussi et surtout des transformations en profondeur dans les rapports sociaux, dans la distribution du pouvoir et de la richesse. De fait, la révolution intervient lorsqu’une classe en remplace une autre à la direction de la société et de l’Etat, et remodèle la vie sociale selon ses propres valeurs et ses propres fins : en 1789, la bourgeoisie française l’emporte sur la noblesse ; en 1917, l’aristocratie russe s’efface devant la coalition de l’intelligentsia, des ouvriers et des paysans.
A quelles conditions une révolution peut-elle éclater ? Lénine, dont on ne contestera pas l’expertise en la matière, disait : la révolution surgit quand ceux d’en bas ne veulent plus vivre comme avant et quand ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant. Autrement dit, deux conditions : une situation de plus en plus insupportable pour la majorité de la population, et une crise intellectuelle et morale dans la classe dominante qui l’amène à douter d’elle-même et de sa légitimité. En 1789, une grande partie de la noblesse française est gagnée à l’esprit des Lumières et n’oppose d’abord qu’une très faible résistance ; en 1917, la décomposition du pouvoir russe est telle qu’il s’effondre au premier choc. C’est la rencontre de ces deux facteurs qui provoque l’explosion.
Mais ces deux éléments évoluent indépendamment l’un de l’autre, et leur rencontre est par conséquent contingente. On peut constater un climat révolutionnaire, sans que celui-ci ne débouche sur un soulèvement. En fait, les révolutions sont dans le domaine de l’Histoire ce que sont les éruptions volcaniques ou les séismes dans le règne de la nature : spontanées, imprévisibles, incontrôlables. Il est donc aussi vain de les dire impossibles que de les déclarer inéluctables.
Enfin, la révolution, engendrée par la mobilisation populaire, dure ce que dure cette dernière. Tous les incendies finissent un jour par s’éteindre ; l’inertie sociale reprend ses droits, et la multitude retourne à son indifférence et à sa passivité. Alors s’ouvre une période de stabilisation, sinon de réaction. C’est, en France, Thermidor, et, en Russie, la nouvelle politique économique, avec les concessions au marché et aux paysans. Les vices de l’organisation sociale contemporaine – creusement des inégalités, impuissance face à l’urgence écologique, etc. – dessinent en creux ce que pourraient être les objectifs d’une prochaine révolution. Si elle a lieu, elle sera égalitaire, privilégiera la solidarité et la sécurité, étendra la démocratie à tous les domaines dont celle-ci est à présent exclue, particulièrement au monde de l’entreprise et du travail. Sans oublier que la révolution ne tient jamais toutes ses promesses, elle est toujours inachevée et toujours à refaire.
* Procès de la Révolution