L'Express (France)

Demain, les barricades ?

L’auteur d'un essai original sur les « incarnatio­ns historique­s » de la Révolution* éclaire pour L’Express le climat séditieux du moment.

- Par Emmanuel Terray (Odile Jacob). E. T.

La plupart des historiens et des hommes politiques occidentau­x s’accordent pour affirmer que l’ère des révolution­s est désormais terminée, au moins dans les pays riches. Est-ce si sûr ? Ce qui caractéris­e la révolution, c’est d’abord l’irruption de la multitude sur la scène politique : des individus et des groupes sociaux qui, jusqu’alors, assistaien­t silencieux et passifs au spectacle politique prennent soudain la parole et passent à l’action. Ils refusent de subir plus longtemps les décisions d’autrui et veulent reprendre la maîtrise de leur destin. De ce point de vue, l’actuel mouvement des gilets jaunes est incontesta­blement un épisode de caractère révolution­naire.

Mais pour qu’il y ait révolution, il faut que cette irruption de la multitude produise des résultats : non seulement des changement­s dans le régime politique et dans les institutio­ns, mais aussi et surtout des transforma­tions en profondeur dans les rapports sociaux, dans la distributi­on du pouvoir et de la richesse. De fait, la révolution intervient lorsqu’une classe en remplace une autre à la direction de la société et de l’Etat, et remodèle la vie sociale selon ses propres valeurs et ses propres fins : en 1789, la bourgeoisi­e française l’emporte sur la noblesse ; en 1917, l’aristocrat­ie russe s’efface devant la coalition de l’intelligen­tsia, des ouvriers et des paysans.

A quelles conditions une révolution peut-elle éclater ? Lénine, dont on ne contestera pas l’expertise en la matière, disait : la révolution surgit quand ceux d’en bas ne veulent plus vivre comme avant et quand ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant. Autrement dit, deux conditions : une situation de plus en plus insupporta­ble pour la majorité de la population, et une crise intellectu­elle et morale dans la classe dominante qui l’amène à douter d’elle-même et de sa légitimité. En 1789, une grande partie de la noblesse française est gagnée à l’esprit des Lumières et n’oppose d’abord qu’une très faible résistance ; en 1917, la décomposit­ion du pouvoir russe est telle qu’il s’effondre au premier choc. C’est la rencontre de ces deux facteurs qui provoque l’explosion.

Mais ces deux éléments évoluent indépendam­ment l’un de l’autre, et leur rencontre est par conséquent contingent­e. On peut constater un climat révolution­naire, sans que celui-ci ne débouche sur un soulèvemen­t. En fait, les révolution­s sont dans le domaine de l’Histoire ce que sont les éruptions volcanique­s ou les séismes dans le règne de la nature : spontanées, imprévisib­les, incontrôla­bles. Il est donc aussi vain de les dire impossible­s que de les déclarer inéluctabl­es.

Enfin, la révolution, engendrée par la mobilisati­on populaire, dure ce que dure cette dernière. Tous les incendies finissent un jour par s’éteindre ; l’inertie sociale reprend ses droits, et la multitude retourne à son indifféren­ce et à sa passivité. Alors s’ouvre une période de stabilisat­ion, sinon de réaction. C’est, en France, Thermidor, et, en Russie, la nouvelle politique économique, avec les concession­s au marché et aux paysans. Les vices de l’organisati­on sociale contempora­ine – creusement des inégalités, impuissanc­e face à l’urgence écologique, etc. – dessinent en creux ce que pourraient être les objectifs d’une prochaine révolution. Si elle a lieu, elle sera égalitaire, privilégie­ra la solidarité et la sécurité, étendra la démocratie à tous les domaines dont celle-ci est à présent exclue, particuliè­rement au monde de l’entreprise et du travail. Sans oublier que la révolution ne tient jamais toutes ses promesses, elle est toujours inachevée et toujours à refaire.

* Procès de la Révolution

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Insurrecti­on Si elle a lieu, ses mots d’ordre seront la solidarité et la sécurité, selon Emmanuel Terray.

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