L'Express (France)

Avec la réforme ferroviair­e et l’ouverture du marché, c’est un moment charnière. La SNCF n’est pas éternelle

Dette monstre, course effrénée à la productivi­té, climat social agité et lendemains très incertains. A l’aube de la grève du 5 décembre, l’entreprise ferroviair­e apparaît plus que jamais sur de bien mauvais rails...

- Par Sébastien Pommier

Une petite pluie fine glace les os. En ce jour chômé de Toussaint, le nouveau PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, est déjà sur le terrain. D’un pas pressé, il pénètre dans le centre national des opérations ferroviair­es situé à côté de la gare de l’Est, à Paris, la véritable tour du contrôle du réseau. Sa première visite officieuse dans ses nouvelles fonctions, il l’a réservée à ces anonymes de la grande maison du ferré, ceux qui sont sur le pont toute l’année. « Les cheminots sont toujours là, sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On le sait quand on rentre à la SNCF », souligne l’ancien patron de Keolis (opérateur de transport public dont la SNCF est actionnair­e à 70 %), qui a fait toute sa carrière dans le ferroviair­e. Le nouvel homme fort de la SNCF, en poste pour cinq ans, sait d’où il vient. Et qui il a en face de lui. Il « parle cheminot première langue », adopte le « nous » plus que le « vous », rend facilement hommage « aux collègues ». Cette séance de câlinothér­apie, il va la renouveler, la peaufiner au cours des semaines qui suivent. Il faut dire que l’appel à la grève reconducti­ble pour le 5 décembre, baptême du feu pour le nouveau venu, s’annonce particuliè­rement suivi. Chez les cheminots, le mouvement est vécu comme une sorte de revanche dans la « bataille du rail » engagée contre le gouverneme­nt lors de la réforme ferroviair­e de 2018. Au sein de la base, la défaite de l’année dernière a laissé des traces, comme le montrent les démissions (+ 34 %) et les ruptures convention­nelles (+ 86 %) en série compilées dans le bilan social 2018 de l’entreprise. Une année jugée « catastroph­ique » par Sud Rail.

A vrai dire, jamais l’avenir de la SNCF n’a semblé aussi périlleux.

Bousculé par les réorganisa­tions internes et les réformes, percuté par la concurrenc­e qui va attaquer son monopole, le monument national est en danger. Or il y a un peu de la SNCF dans chaque Français. Comme si le visage noirci de Lantier, le conducteur de locomotive dans La Bête humaine, sommeillai­t toujours dans l’inconscien­t collectif national. Cette entreprise, les Français l’aiment autant qu’ils la détestent dès que leur train n’est pas à l’heure. Elle est aujourd’hui à un tournant de son histoire. « Avec la réforme ferroviair­e et l’ouverture du marché, c’est un moment charnière. Car la SNCF n’est pas éternelle », confesse un ancien haut cadre de l’entreprise.

LES ERREMENTS DU TOUT-TGV

Deux chiffres illustrent le dérailleme­nt : en quarante ans, la SNCF a perdu la moitié de ses effectifs. Dans le même temps, avec la politique du tout-TGV, le poumon financier du groupe (1 milliard d’euros de marge l’année dernière), la dette de l’entreprise publique s’est envolée. Depuis 1990, elle a plus que doublé, et devrait atteindre la barre des 50 milliards d’euros au 1er janvier 2020, date de mise en oeuvre de la réforme ferroviair­e, qui en prévoit une reprise partielle par l’Etat (25 milliards d’euros en 2020 et 10 milliards en 2022). Si les lignes à grande vitesse ont réduit la fracture entre Paris et les grandes métropoles régionales, ce choix politique s’est payé cash. Le simple prolongeme­nt de la LGV Est mettant Paris à 1 heure 45 minutes de Strasbourg ou encore la création de la LGV Atlantique plaçant Bordeaux à deux heures de la capitale a plombé les comptes de SNCF Réseau, la filiale gestionnai­re des infrastruc­tures. Des sources internes à l’entreprise évaluent à deux tiers la part de ces grands projets dans le fardeau de la SNCF. Or cette dette s’alourdit en moyenne de 3 milliards d’euros chaque année (dont la moitié pour les seuls intérêts). Cette politique du tout-TGV a mangé les crédits de maintenanc­e du réseau, qui a souffert « de décennies de sous-investisse­ment », comme l’a elle-même reconnu cet été la ministre des Transports, Elisabeth Borne. Pour freiner le délitement, l’Etat consacre désormais 3,6 milliards d’euros par an à la rénovation. « Assez pour maintenir en état, pas pour moderniser », souffle un cadre chargé de la maintenanc­e.

D’un point de vue opérationn­el, la SNCF fait tout ce qu’elle peut. En 2017, elle a même réalisé une année record (1,5 milliard d’euros de bénéfices, 679 millions de résultat net récurrent). Et l’exercice 2018 aurait été du même acabit sans la fameuse « grève perlée » qui a plombé le résultat. Les 37 jours de perturbati­on du printemps 2018 ont coûté une petite fortune au groupe : 900 millions d’euros ! Du coup, le résultat net est repassé dans le rouge (- 214 millions d’euros), et la SNCF a sauvé les meubles… en vendant des immeubles (pour une enveloppe de 750 millions d’euros).

En reprenant une partie de la dette, l’Etat essaie de sauver l’entreprise, mais il ne rase pas gratis. L’addition des contrepart­ies est salée. C’est d’abord la fin du recrutemen­t au statut pour les cheminots (c’était déjà le cas pour les cadres) à compter du 1er janvier 2020. Terminé l’emploi à vie pour les nouveaux entrants. Un moindre mal, puisque l’état-major de la SNCF, qui a largement coécrit la réforme de 2018, avait même proposé à l’exécutif de faire appliquer le dispositif à l’ensemble des salariés… C’est ensuite une cure draconienn­e qui s’annonce pour gagner en productivi­té : un peu comme dans l’aérien, il faut faire davantage circuler les appareils. C’est pour cela que la direction avait par exemple demandé aux agents du technicent­re de Châtillon (Hauts-deSeine) de renoncer à 12 jours de repos en échange d’une compensati­on

financière, provoquant le tollé des salariés, une grève soudaine et un blocage d’une partie de la circulatio­n des TGV Atlantique. Enième épisode d’une entreprise secouée.

Sous l’ère Guillaume Pepy, il y a certaineme­nt eu des réorganisa­tions trop nombreuses. « Un peu trop, un peu trop vite », reconnaît aujourd’hui Jean-Pierre Farandou. Et ces transforma­tions n’ont pas toujours eu pour but d’accroître la productivi­té. Dans l’équipe Pepy, on aimait ainsi comparer la SNCF à un Rubik’s Cube. Une entreprise organisée en trois dimensions, avec une structure par métier, une face géographiq­ue et une autre par business unit. Lignes et couleurs s’entremêlen­t, faisant perdre beaucoup d’agilité et de réactivité au groupe. Avec la réforme ferroviair­e, une nouvelle structure juridique va se mettre en place. Le redécoupag­e, assez technique, va ainsi voir l’entreprise passer de trois établissem­ents publicsà caractère industriel et commercial (Epic) à quatre sociétés anonymes et une société par actions simplifiée pour sa filiale dédiée au fret, à l’avenir très incertain (voir page 42). « La conséquenc­e directe, c’est que ces entreprise­s ne peuvent plus avoir de fonds propres négatifs. Cela impose donc de limiter leur niveau d’endettemen­t, explique Arnaud Aymé, associé spécialist­e des transports au cabinet de conseil SIA Partners. Par exemple, cela va permettre au gestionnai­re d’infrastruc­ture de dire non à certains projets. C’est un peu comme une règle d’or. » En matière budgétaire, cela équivaut à définir une exigence de déficit nul, un verrou impossible à faire sauter. Une forme de protection ultime qui, en l’occurrence, fera de ces sociétés anonymes à fonds publics des entreprise­s (presque) comme les autres… donc certaines cessibles !

Il s’agit d’une évolution importante, mais difficilem­ent perceptibl­e pour les clients qui font la queue pendant des heures aux guichets, ou regardent désespérém­ent les écrans pour savoir où en est leur train. Dans l’esprit de beaucoup, la SNCF navigue à vue. « Nous sentons tous que c’est une entreprise ébranlée », confie David Valence, le vice-président de la région Grand Est, croisé à Strasbourg lors d’un colloque consacré au ferroviair­e. « Le top management est vraiment compétent. Ces dirigeants ont une vision. En revanche, dès que l’on descend dans le middle management, il y a un problème. On se pose la question de savoir comment les cadres sont accompagné­s », tacle un responsabl­e régional alsacien en contact permanent avec les équipes SNCF. « On a vu beaucoup de transforma­tions, beaucoup de marketing, mais j’ai l’impression que le coeur de métier a été perdu de vue », ajoute un autre élu.

Ce constat, dur, accablant, JeanPierre Farandou le fait aussi sur le terrain. Si ses apparition­s médiatique­s sont pour l’instant très discrètes, il prend chaque semaine le pouls, d’Amiens à Strasbourg, de Lyon à Chambéry. Lors d’une visite express au 102e Congrès des maires des France, le nouveau PDG s’est entretenu avec quelques édiles locaux en marge de la présentati­on d’un plan de rénovation des petites lignes et des petites gares, un autre point très sensible du début de sa mandature (voir page 38). Un rapport sur la question, très attendu, rédigé par le préfet François Philizot sera d’ailleurs rendu public midécembre. Le nouveau PDG a déjà vivement critiqué la gestion « trop parisienne » de l’entreprise. « C’est vrai que sous Pepy l’organisati­on était très centralisé­e. Mais, paradoxale­ment, elle n’était pourtant pas assez intégrée. Chacun vivait sa vie. La

En 2018, les 37 jours de perturbati­on ont coûté une fortune : 900 millions d’euros

boîte est devenue ingérable, avec des services qui travaillen­t les uns contre les autres », confie un cadre du groupe.

Farandou le provincial contre Pepy le Parisien ? La comparaiso­n peut paraître simpliste, mais « il va y avoir une vraie inflexion de l’ancrage territoria­l. Il veut mieux coordonner les activités du groupe en province », a confié Frank Lacroix, le directeur de SNCF TER, fin novembre, devant un parterre de spécialist­es des transports réunis par le média spécialisé Mobilettre. Selon l’entourage du nouveau PDG, dix postes de référents régionaux seront ainsi créés d’ici à la fin de l’année, avec pour mission de fonctionne­r comme un guichet unique. « Farandou, c’est quelqu’un qui pense plus que tout que le client a toujours raison. Et c’est aussi un Girondin au sens historique du terme », ajoute un cadre de Keolis qui le connaît bien.

Seulement le temps est déjà compté. Et la grève accapare les énergies. « Nous sommes focalisés sur le plan de transport. Du coup, on travaille peu sur le projet », se désole son entourage. En face, la concurrenc­e s’organise. L’année prochaine, de premiers rivaux étrangers (l’italien Thello et l’allemand FlixTrain) devraient débarquer sur quelques lignes longue distance : Paris-Lyon pour le premier (dès juin 2020), cinq liaisons potentiell­es (Paris-Bordeaux, Paris-Toulouse, Paris-Nice…) pour le second, qui entend dupliquer sa réussite avec les « cars Macron » (longue distance). Et si « ce ne sera pas le Grand Soir », comme l’indique une source en charge de la commercial­isation des sillons au sein de SNCF Réseau, l’ouverture du marché est symbolique. Mais c’est surtout en 2023, sur les trains du quotidien (TER), où les régions pourront mettre en concurrenc­e la SNCF avec d’autres opérateurs privés, que la partie s’annonce serrée. « La fin du monopole intervient à un moment où nos clients, les régions comme les voyageurs, ne nous soutiennen­t plus. C’est un défi considérab­le », admet un haut cadre de l’entreprise. Pour la SNCF, demain, c’est destinatio­n inconnue.

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 ??  ?? Déliquesce­nce En quarante ans, les effectifs de la SNCF ont baissé de moitié. La réforme ferroviair­e, qui entrera en vigueur en janvier 2020, constitue un moment charnière.
Déliquesce­nce En quarante ans, les effectifs de la SNCF ont baissé de moitié. La réforme ferroviair­e, qui entrera en vigueur en janvier 2020, constitue un moment charnière.
 ??  ?? Vigilance Infrastruc­tures obsolètes, climat social délétère, insécurité latente : sur le terrain, les défis sont multiples.
Vigilance Infrastruc­tures obsolètes, climat social délétère, insécurité latente : sur le terrain, les défis sont multiples.
 ??  ?? Ouverture Successeur de Guillaume Pepy à la tête de la SNCF, Jean-Pierre Farandou prône le dialogue social.
Ouverture Successeur de Guillaume Pepy à la tête de la SNCF, Jean-Pierre Farandou prône le dialogue social.
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