L'Express (France)

Vous avez retiré de l’argent de la collectivi­té française pour l’envoyer à un djihadiste. Vous êtes l’aide matérielle qui permet à des terroriste­s d’être financés par l’Etat français

Des parents, des frères et des soeurs sont poursuivis pour avoir envoyé de l’argent à un proche en Syrie. Un coup de pouce pour vivre au quotidien ? Un délit, répond la justice.

- Par Claire Hache et Anne Vidalie

LA PEINE ENCOURUE : 225 000 EUROS D’AMENDE ET DIX ANS D’EMPRISONNE­MENT

Epaules courbées et regards inquiets, Jacqueline H., 63 ans, et son mari, JeanPierre B., 70 ans, semblent un peu perdus dans la salle d’audience, quasiment vide, du tribunal de grande instance de Paris, ce vendredi 22 novembre 2019. « J’espère que vous comprenez que vous n’êtes pas devant cette juridictio­n sans raison », les sermonne la représenta­nte du Parquet national antiterror­iste. Depuis plus d’une heure, le couple de retraités originaire­s de Normandie s’empêtre dans ses explicatio­ns sur les 11 140 euros – l’équivalent de 10 smic – envoyés à leur fils en Syrie, entre novembre 2017 et février 2019.

Jimmy H. est parti en juin 2017 avec sa femme, enceinte, rejoindre le groupe de djihadiste­s dirigé par le Français Omar Diaby, proche d’Al-Qaeda. Pourtant, son compte bancaire a continué de fonctionne­r, alimenté par 900 à 1 000 euros mensuels d’allocation­s-chômage. Et chaque mois, pendant un an et demi, ses parents ont retiré en liquide des montants équivalent­s qu’ils lui ont fait parvenir, via Western Union et des collecteur­s turcs. Pour lui permettre de « s’acheter un petit logement », « refaire le carrelage » ou encore d’élever sa fille, se défendent Jacqueline H. et Jean-Pierre B., oscillant entre ignorance, naïveté et déni.

Mais, pour la loi, leur dévouement parental cache un double délit : le détourneme­nt de prestation­s sociales et le financemen­t du terrorisme, passible de dix ans d’emprisonne­ment et de 225 000 euros d’amende. « La réalité, c’est que vous avez retiré de l’argent de la collectivi­té française pour l’envoyer à un djihadiste. Vous êtes l’aide matérielle qui permet à des terroriste­s d’être financés par l’Etat français », assène, implacable, la présidente de la 16e chambre, qui voit régulièrem­ent passer ces dossiers.

Le 4 décembre, c’est une mère dévastée qui devait se présenter, seule, à la barre. Dominique V., dont la fille est morte en Syrie, est accusée d’avoir grugé Pôle emploi et la Sécurité sociale à hauteur de 20 000 euros. Le même jour, une autre mère était convoquée par la justice antiterror­iste, cette fois-ci en appel. En septembre 2018, le tribunal correction­nel de Paris a reconnu Nathalie Haddadi coupable d’avoir envoyé 2 827 euros à son fils, Belabbas Bounaga, alors en Malaisie, et d’avoir aidé ce délinquant franco-algérien, radicalisé en prison, à quitter la France malgré l’interdicti­on de sortie du territoire qui le visait. Elle a écopé de deux ans de prison ferme. Tandis que les parents font, le plus souvent, profil bas, Nathalie Haddadi a choisi, elle, de médiatiser son

cas pour dénoncer l’« acharnemen­t » dont elle se dit victime.

Jacqueline H., Jean-Pierre B., Dominique V. et Nathalie Haddadi figurent parmi les 110 personnes mises en examen à ce jour pour financemen­t du terrorisme. Plus de la moitié sont des pères, des mères, des frères ou des soeurs, selon nos informatio­ns. Leurs dossiers illustrent la volonté française de couper les vivres aux djihadiste­s. « No money for terror » (« Pas d’argent pour la terreur ») : tel était l’intitulé de la première conférence internatio­nale consacrée au sujet, qui s’est tenue à Paris en avril 2018. Poursuivi dans l’un des volets de l’enquête sur les attentats de janvier 2015, le vétéran du djihad Peter Cherif a, lui aussi, bénéficié de la générosité parentale. Comme il le reconnaît lui-même, il a reçu 200 euros par mois de sa mère lorsqu’il était dans les rangs d’Al-Qaeda au Yémen. Un peu moins de 9 000 euros au total pour, prétendume­nt, « subvenir aux besoins des enfants », « les vêtir » et leur « acheter des médicament­s ».

La déroute militaire de l’organisati­on Etat islamique (EI) ne s’est pas accompagné­e d’un déclin d’activité pour les magistrats français sur le front du financemen­t du terrorisme. Au contraire. En 2019, les envois de fonds se poursuiven­t à destinatio­n des combattant­s encore en liberté et des femmes internées dans les camps gérés par les Kurdes. Mi-octobre, sept personnes, dont trois prisonnier­s du centre pénitentia­ire de Valence, dans la Drôme, ont été mises en examen.

Elles sont soupçonnée­s d’avoir récolté de l’argent destiné à des djihadiste­s françaises détenues dans le nord de la Syrie. S’agissait-il d’adoucir leur quotidien ? Ou de les aider à payer des passeurs pour s’évader ? Les services de renseignem­ent s’interrogen­t.

Dès 2016, la justice française a déclaré la guerre au microfinan­cement du terrorisme, des dons collectés par de pseudo-associatio­ns humanitair­es aux cagnottes participat­ives en ligne, en passant par les contributi­ons des familles. « A ce moment-là, Daech a eu besoin d’un apport extérieur, car les pillages des territoire­s où l’organisati­on s’était enracinée et le racket des habitants ne suffisaien­t plus », explique un expert du sujet. Dans ce combat nouveau, les magistrats du parquet s’allient avec Tracfin, la cellule du ministère de l’Action et des Comptes publics qui traque, entre autres, les financiers du terrorisme. Objectif : décortique­r le circuit de l’argent et identifier les généreux parents.

DES INFORMATIO­NS TRÈS UTILES

La collaborat­ion se révèle fructueuse. Tracfin recense plus de 500 collecteur­s de l’EI. Installés en Turquie et au Liban, ils réceptionn­ent les mandats expédiés par le biais de sociétés spécialisé­es telles que Western Union et MoneyGram. Les montants dépassent 1 000 euros dans 40 % des cas. Mieux : ce travail de bénédictin nourrit les dossiers d’enquête, français et parfois étrangers, et fournit de précieuses informatio­ns aux services de renseignem­ent. « Cela nous a permis d’identifier des djihadiste­s dont la présence en zone irako-syrienne n’avait pas été décelée, et parfois de découvrir le groupe auquel ils appartenai­ent. La détection de ces mandats constitue également, pour les enquêteurs, une preuve de vie du terroriste et permet de repérer ceux qui pourraient être tentés de quitter la zone irako-syrienne afin de rentrer sur notre territoire », souligne un magistrat du parquet antiterror­iste.

Comme cet homme qui, semblait-il, menait une vie rangée en

France. Il consultait régulièrem­ent son médecin pour ses troubles psychotiqu­es, passait à la pharmacie prendre ses médicament­s et touchait son allocation adulte handicapé. Sauf que, en réalité, il était déjà parti : sa mère faisait toutes les démarches à sa place et lui envoyait l’argent en Syrie par l’intermédia­ire de plusieurs collecteur­s.

Les parents ont beau plaider l’amour de leur rejeton, la nécessité de leur apporter une aide matérielle, le désir de maintenir coûte que coûte le lien familial, la loi n’est pas de leur côté. « Le soutien à un djihadiste ou à une femme membre du groupe alimente les caisses de l’EI et entraîne donc des poursuites, même si la famille n’est pas radicalisé­e et rejette tout projet terroriste », résume un magistrat du parquet spécialisé. Peu importe, donc, que l’argent soit destiné à l’achat de couches pour le bébé, d’un réfrigérat­eur ou d’une kalachniko­v.

Quelques voix discordant­es se font cependant entendre. Celle de cet ancien procureur, qui insiste sur le distinguo entre « le mandat envoyé directemen­t, sans intermédia­ire, à un enfant pour le soutenir et les fonds qui transitent par les collecteur­s de Daech, rouages de l’organisati­on, et qui contribuen­t donc à la cause ». Celle de ce juge, sensible à la détresse des parents et enclin à l’indulgence quand leur absence totale de sympathie pour Daech est avérée. « Il y a des réflexions judiciaire­s sur le traitement de ces cas », indique-t-il. Comprendre : des désaccords.

Mais quand la famille adhère aux idéaux mortifères de Daech, les magistrats sont sans pitié. Deux frères originaire­s de Vesoul, en HauteSaône, ont été condamnés en juillet dernier à quatre ans de prison ferme pour l’un, cinq ans, dont trois avec sursis, pour l’autre. Motif : les sommes envoyées à un autre de leurs frères devaient payer l’acquisitio­n de ceintures d’explosifs.

DÉTOURNEME­NT DE FONDS PUBLICS

Voilà quelques semaines, deux soeurs roubaisien­nes ont, elles aussi, écopé de lourdes peines : quatre ans et six ans d’emprisonne­ment en appel. Anissa et Aïssa T. ont transféré à elles deux plus de 50 000 euros aux 34 membres de leur famille en Syrie. Facteur aggravant : ces sommes provenaien­t des allocation­s familiales encaissées au nom de leurs proches. « Dans la moitié des affaires de financemen­t familial, il y a de l’argent public détourné », précise un spécialist­e.

Membres de plusieurs collectifs d’aide aux parents d’enfants ayant rejoint la Syrie, Anne et Raymond D., ainsi que Valérie B., auraient également empoché des fonds publics. Eux sont soupçonnés d’avoir pioché dans les quelque 90 000 euros de subvention­s accordées à leurs associatio­ns pour aider leurs propres rejetons ralliés à Daech.

Il arrive parfois que la justice se laisse attendrir. Lorsque père et mère croient sincèremen­t leur enfant en Turquie, et non dans les rangs de l’EI. Ou que leur fils ou leur fille les a bernés, les convainqua­nt de sa déterminat­ion à quitter la Syrie et à se rendre aux autorités turques. A la condition, encore, que les services d’enquête aient été avertis et que la somme expédiée soit faible. Jacqueline H. et Jean-Pierre B., eux, n’ont pas réussi à émouvoir le tribunal. Ils ont été condamnés à deux ans de prison avec sursis et à 2 500 euros d’amende chacun. Leur fils Jimmy est toujours dans les rangs djihadiste­s.

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Séverité Nathalie Haddadi a été condamnée à deux ans de prison ferme. Elle s’estime victime d’« acharnemen­t ».
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Système Les parents envoient de l’argent sous forme de mandats via des sociétés comme Western Union. 40 % des montants dépassent 1 000 euros.

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