L'Express (France)

PARIS VEUT REPENSER LE RÔLE DE BARKHANE EN ASSOCIANT DAVANTAGE LES PAYS EUROPÉENS

La mort de 13 soldats français au Mali illustre l’aggravatio­n de la situation sécuritair­e dans la région. Alors que la stratégie française semble dans l’impasse, Emmanuel Macron a demandé de nouvelles options.

- R. Ro.

La photo a été tweetée par Florence Parly. Dans la pénombre d’un hangar militaire, le 27 novembre, à Gao, dans le nord du Mali, 13 cercueils sont alignés côte à côte, entièremen­t recouverts d’un linceul bleu, blanc, rouge. Dans un rai de lumière, la ministre des Armées et le général François Lecointre, le chef d’état-major, son képi à la main, s’inclinent devant les dépouilles de ces soldats d’élite tués dans la collision de leurs hélicoptèr­es, deux jours plus tôt, alors qu’ils cherchaien­t à repérer, dans une nuit noire, un groupe djihadiste ennemi. Six officiers, six sous-officiers et un caporal-chef. Tous de l’armée de terre. Des « héros », a salué Emmanuel Macron, qui a présidé, le 2 décembre, une cérémonie d’hommage national dans la cour d’honneur des Invalides. Leurs noms seront gravés sur le monument dédié aux morts pour la France en opérations extérieure­s (opex), inauguré seulement trois semaines plus tôt dans le XVe arrondisse­ment de Paris.

« DES CONDITIONS EXIGEANTES DE COMBAT »

Ces images, empreintes de gravité et de compassion, témoignent du choc ressenti par les armées. Le drame représente le plus lourd bilan humain depuis l’attentat du Drakkar, à Beyrouth, en 1983. Il rappelle aussi, par son ampleur, l’attaque de la vallée d’Uzbin, en Afghanista­n, en 2008 : dix soldats avaient été tués dans cette embuscade tendue par un seigneur de guerre local. L’opération Barkhane estelle victime d’un syndrome afghan, comme certains l’avancent? Les militaires refusent de comparer les deux événements, ainsi que les deux théâtres. « C’est un accident qui s’est passé lors d’une opération de reconnaiss­ance dans des conditions très exigeantes de combat, souligne un haut gradé. Nous n’avons pas été surpris par nos ennemis comme à Uzbin. »

En Afghanista­n, le nombre de pertes françaises s’élève à 90. Au Sahel, où la France est engagée depuis bientôt sept ans, 38 soldats sont, à ce jour, déclarés morts pour la France. Dix sont tombés pendant l’opération Serval, une phase de guerre, de janvier à juillet 2014, au cours de laquelle les militaires français ont délogé les djihadiste­s d’Al-Qaeda au Maghreb islamique de leur bastion du nord du Mali. 28 autres ont été tués depuis que la force Barkhane a pris le relais, où elle coordonne aujourd’hui la lutte antiterror­iste dans une zone étendue à la bande sahélo-saharienne, aux confins du Mali, de la Mauritanie, du Niger, du Burkina et du Tchad. Sécuriser cet espace relève du défi, tant il est vaste : de la taille de l’Europe. Avec près de 4 500 militaires mobilisés, c’est la plus importante des opex françaises. Loin devant l’opération Chammal, au Levant, qui continue la lutte contre les jusqu’au-boutistes du groupe Etat islamique (Daech, en arabe), mais où Paris joue un rôle mineur.

Ces 13 morts jettent une lumière crue et violente sur une situation sécuritair­e qui ne cesse de se dégrader, malgré l’important dispositif français, la mise sur pied d’une force multinatio­nale régionale (G5 Sahel) et l’envoi d’un contingent de l'ONU (Minusma). Le 2 novembre, Ronan Pointeau, un soldat français, a été tué par un engin explosif dans l’est du Mali, au lendemain de l’assaut meurtrier dans la même région contre un camp militaire malien. Deux attaques revendiqué­es par le groupe Etat islamique au Grand Sahara. Cet automne, près de 150 soldats maliens ont ainsi été tués par des groupes djihadiste­s. Un coup dur dont l’armée malienne, dépourvue de moyens, a du mal à se remettre. « Tout Etat démocratiq­ue ne peut qu’être ébranlé par la perte d’autant d’hommes, dont certains à bout portant, en quelques semaines », souligne un général.

« Depuis 2018, les violences djihadiste­s s’aggravent et s’étendent au centre du pays, ainsi qu’au Burkina voisin, où elles se sont multipliée­s ces derniers mois », relève Alain Antil, directeur du centre Afrique subsaharie­nne de l’Institut français des relations internatio­nales. Autrefois prisé par les touristes, ce dernier pays est désormais entièremen­t déconseill­é aux voyageurs par le ministère des Affaires étrangères français. Et pour cause : le 6 novembre, une embuscade contre le convoi d’une société minière canadienne dans l’est du pays a fait 38 morts. Le Niger n’est pas épargné, mais il résiste un peu mieux. Si ces verrous sautent, c’est tout le golfe de Guinée qui pourrait, par contagion, être touché par les violences.

DES ÉTATS SECOUÉS PAR DE MULTIPLES CRISES

Au fil du temps, la situation est devenue plus complexe qu’il n’y paraissait le 11 janvier 2013, lorsque François Hollande a décidé d’envoyer des commandos stopper l’avancée rapide d’une colonne de pick-up remplis de djihadiste­s fonçant sur Bamako. « Ce n’est plus seulement une lutte contre des groupes armés, explique un officier. Nous sommes confrontés à des

Etats fragiles qui sont secoués par de multiples crises, mêlant gouvernanc­e et sécurité, et des conflits locaux qui n’ont jamais vraiment été traités. »

Auteur d’un article pessimiste sur la région*, Alain Antil confirme cet état de fait : « L’extension des violences est également due à des affronteme­nts intercommu­nautaires, dont les acteurs sont des groupes armés non-djihadiste­s et des milices communauta­ires. » Le coeur de ce problème se trouve dans le centre du Mali, où sévit, depuis 2015, la katiba Macina du prédicateu­r radical Amadou Koufa, lié à Al-Qaeda, qui recrute prioritair­ement parmi les Peuls, un peuple d’éleveurs. Depuis, les affronteme­nts se multiplien­t entre cette communauté et les ethnies bambara et dogon, qui pratiquent essentiell­ement l’agricultur­e. Pour se défendre, celles-ci ont créé des « groupes d’autodéfens­e ». Des discussion­s officieuse­s ont été engagées par les autorités de Bamako et la katiba Macina.

Quant à l’accord de paix signé à Alger en 2015, qui actait le désarmemen­t des groupes rebelles du Nord et leur intégratio­n dans les forces de défense maliennes, il peine à être appliqué. Il prévoit d’accorder plus d’autonomie à cette région dans un Mali réunifié. Mais aucun représenta­nt du pouvoir central n’a réussi à s’y installer, notamment à Kidal, dans le Nord-Est, qui demeure un foyer de tensions. Au début de novembre, le chef de l’Etat, Ibrahim Boubacar Keïta, a appelé à l’« union sacrée » derrière l’armée. L’existence du pays est « en jeu », affirme-t-il.

Au Forum de la paix de Dakar, le 19 novembre, le président du Sénégal, Macky Sall, a demandé un mandat renforcé pour les armées combattant au Sahel. Entre les forces maliennes et étrangères, « pas moins de 30 000 hommes [se trouvent] sur un terrain qui est pris en otage par une bande d’individus, a-t-il lâché. Il y a un problème. Pourquoi ne sommes-nous pas capables de le régler ? » Quant à la force conjointe du G5 Sahel, elle continue de faire face à un « manque persistant de matériel et de formation » et a besoin « d’un soutien accru », selon un rapport du secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres. Et pour cause. « La Minusma dispose

d’un budget considérab­le de 1 milliard d’euros, mais les limitation­s dans son emploi l’empêchent de mener des opérations cinétiques de contre-terrorisme, décrypte Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospectiv­e et sécurité en Europe. Résultat, on a une force internatio­nale de 15 000 soldats lourdement armés avec des capacités réduites et, en parallèle, un G5 Sahel de quelque 5 000 hommes dont la montée en puissance se fait attendre depuis plus de deux ans, avec un budget annuel riquiqui de 10 millions d’euros… » Pas étonnant, dès lors, que l’action internatio­nale soit difficile à coordonner. Un général confirme : « C’est très compliqué, car chaque armée se bat selon ses critères et mène une guerre différente : Barkhane pourchasse les groupes armés terroriste­s, le G5 s’efforce de garder les frontières, la Minusma continue sa non-guerre, tandis que les forces maliennes souffrent dans le centre du pays. »

Face à cette évolution de plus en plus préoccupan­te, la France risque de se trouver dans une impasse. Où va-t-on au Sahel ? « J’entends dire depuis quelques jours, de la part du président Macron, que nous sommes au Mali afin d’assurer la sécurité du continent européen, en particulie­r de la France, relève Emmanuel Dupuy. Or nous sommes là pour sécuriser avant tout l’espace dont il est question, conforméme­nt aux différente­s résolution­s onusiennes justifiant Serval puis Barkhane. » Le 4 novembre, lors d’une tournée dans la région, la ministre des Armées, Florence Parly, a appelé à

faire preuve de patience. « Barkhane ne s’enlise pas, a-t-elle affirmé. Barkhane s’adapte en permanence […], il faudra encore du temps pour construire cette résilience des forces locales. Notre engagement au Sahel est et reste une priorité pour la France. » Le député LREM Jean-Charles Larsonneur renchérit : « Si on s’en va, c’est la création à brève échéance d’un autre califat territoria­l. »

Comme preuve que Paris connaît des succès, Florence Parly a annoncé, au cours de son voyage, la mort d’un important chef djihadiste, le Marocain Ali Maychou, alias Abou Abderahman al-Maghrebi, considéré comme le n° 2 et le leader religieux du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, une organisati­on djihadiste liée à Al-Qaeda.

Ce dernier a été tué par les forces françaises dans la nuit du 8 au 9 octobre. L’informatio­n avait été gardée secrète.

A la demande du président, le Quai d’Orsay et le ministère des Armées travaillen­t depuis plusieurs mois à des approches alternativ­es. D’autant que, à la longue, la présence des forces étrangères commence à être contestée sur le terrain. Des manifestat­ions mêlant complotism­e et hostilité antifrança­ise se multiplien­t, y compris chez les élites.

« La France a de quoi s’inquiéter », affirme le général Bruno Clément-Bollée, ancien directeur de la coopératio­n de sécurité et de défense au ministère des Affaires étrangères, dans une tribune au Monde le 4 novembre. Si elle veut éviter de quitter un jour la région sous la pression populaire, la France doit se livrer à une « complète remise en question » des modalités de sa présence et accepter de laisser la première place aux acteurs locaux, plaide l’officier.

LA FRANCE DOIT ACCEPTER DE LAISSER LA PREMIÈRE PLACE AUX ACTEURS LOCAUX r

« Il faut arrêter d’imposer nos choix, et demander aux forces locales ce qu’elles veulent faire », abonde un autre.

Un réel changement de stratégie s’impose. « Toutes les options sont ouvertes », a lancé Emmanuel Macron, le 28 novembre. Le chef de l’Etat avait déjà annoncé, le 12 du même mois, que des décisions seraient prises « dans les prochaines semaines ». Paris veut repenser le rôle de Barkhane, et y associer davantage les pays européens, afin qu’ils fournissen­t non seulement un appui logistique (hélicoptèr­es, avions de transport, ravitaille­ment…), mais aussi des forces spéciales. Avec pour mission d’entraîner et d’accompagne­r l’armée malienne au combat dans le Liptako Gourma. Une dizaine de pays auraient donné leur accord de principe à la constituti­on d’un tel groupe multinatio­nal de forces spéciales. Ce serait une première. Pour l’heure, l’Allemagne est présente avec quelques centaines d’hommes au Mali, mais pas sur des missions de combat, le Royaumeuni avec trois hélicoptèr­es Chinook et l’Estonie à hauteur de 50 hommes. L’état-major français compte aussi sur le nouveau commandant du G5 Sahel, le général mauritanie­n Hanena Ould Sidi, pour relancer cette force qui avait suspendu ces actions l’an dernier.

La France doit-elle, de son côté, augmenter ses effectifs ? Cette option avait été écartée par l’état-major l’été dernier. Lors de son audition devant le Sénat, le 16 octobre, le général Lecointre avait déclaré être « au bout de [ses] capacités » d’emploi des armées, largement déployées sur les différents théâtres étrangers. La marge de manoeuvre est étroite et les moyens d’action sont limités. « Aucun conflit internatio­nal n’a été résolu en moins de dix ans », rappelle un militaire. Le temps presse, pourtant, si la France ne veut pas se laisser entraîner dans une guerre sans fin.

* « Sahel : soubasseme­nt d’un désastre », Politique étrangère, automne 2019, p. 89-98.

 ?? Par Romain Rosso ??
Par Romain Rosso
 ??  ?? Recueillem­ent A Gao, le 30 novembre, les corps des 13 soldats décédés cinq jours plus tôt sont rapatriés en France.
Recueillem­ent A Gao, le 30 novembre, les corps des 13 soldats décédés cinq jours plus tôt sont rapatriés en France.
 ??  ?? Choc Un hélicoptèr­e Tigre tel que celui-ci est entré en collision avec un autre appareil transporta­nt des commandos, le 25 novembre.
Choc Un hélicoptèr­e Tigre tel que celui-ci est entré en collision avec un autre appareil transporta­nt des commandos, le 25 novembre.
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 ??  ?? Hommage Emmanuel Macron salue des « héros », aux Invalides, le 2 décembre.
Hommage Emmanuel Macron salue des « héros », aux Invalides, le 2 décembre.
 ??  ?? Alliés Un militaire des forces armées maliennes au côté des Français de Barkhane. 150 soldats maliens ont été tués cet automne par des djihadiste­s.
Alliés Un militaire des forces armées maliennes au côté des Français de Barkhane. 150 soldats maliens ont été tués cet automne par des djihadiste­s.
 ??  ?? Limites Forte de 15 000 Casques bleus, la Minusma protège les civils, mais elle ne peut pas mener d’actions de contre-terrorisme.
Limites Forte de 15 000 Casques bleus, la Minusma protège les civils, mais elle ne peut pas mener d’actions de contre-terrorisme.
 ??  ?? Stratégie A l’issue d’un déjeuner avec ses homologues du Mali, du Tchad et du Niger (de g. à dr.), à l’Elysée, le 12 novembre, Emmanuel Macron a déclaré vouloir « repréciser » le rôle de Barkhane.
Stratégie A l’issue d’un déjeuner avec ses homologues du Mali, du Tchad et du Niger (de g. à dr.), à l’Elysée, le 12 novembre, Emmanuel Macron a déclaré vouloir « repréciser » le rôle de Barkhane.

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