L'Express (France)

« L’ensemble des règles de surveillan­ce budgétaire­s et fiscales dans la zone euro sont d’une telle complexité qu’elles sont totalement inopérante­s »

Le débat sur le toilettage des critères de bonne gestion des finances publiques dans l’Union européenne est relancé. Chantier miné pour Emmanuel Macron.

- Par Béatrice Mathieu

C’est une petite phrase lovée dans une interview fleuve. Quelques mots soigneusem­ent pesés qui ont déclenché une de ces guerres picrocholi­nes dont l’Europe a le secret. « Nous avons besoin de plus d’expansionn­isme, de plus d’investisse­ment. L’Europe ne peut pas être la seule zone à ne pas le faire. Je pense que c’est pour ça aussi que le débat autour du 3 % [NDLR : de déficit] dans les budgets nationaux est un débat d’un autre siècle », déclarait Emmanuel Macron à l’hebdomadai­re britanniqu­e The Economist il y a quelques semaines.

Comment ? La sacro-sainte limite des 3 % de déficit public rapporté au PIB, c’est daté ? Et le plafond des 60 % de dette, tout juste bon à jeter aux orties ? Ces chiffres magiques, gravés dans le marbre du traité de Maastricht – fondateur de l’Union monétaire – sentiraien­t le moisi pour le président français. En Allemagne, cette déclaratio­n en a fait s’étrangler plus d’un. Gonflé, Emmanuel Macron, alors que depuis 1992 la France n’a présenté que sept fois un budget dans les clous européens… Il y a quelques jours, l’Hexagone s’est une nouvelle fois fait tancer par la Commission européenne, qui menace de non-conformité le projet de budget pour l’année 2020, au moment où la dette publique se rapproche dangereuse­ment du seuil des 100 % du PIB.

Et si Macron avait pourtant raison ? Si le vernis évidemment opportunis­te de sa déclaratio­n masquait une réalité économique brutale ? Il y a un homme que le débat sur ces fameux critères de convergenc­e fait doucement sourire : Guy Abeille. Cet économiste retraité, ancien chargé de mission à la direction du budget au ministère de l’Economie, revendique la paternité du fameux « 3 % ». Nous le retrouvons dans un petit café parisien, une pile de dossiers devant lui, son éternel pull bleu lavande – un signe de reconnaiss­ance – sur

les épaules. Et le voilà qui raconte comment, durant l’été 1981, dans un bureau poussiéreu­x à l’entresol de l’aile Richelieu au Louvre, il a construit ce dogme. Alors que la gauche prépare son premier projet de loi de finances pour 1982, François Mitterrand demande à la direction du budget de lui établir une règle, compréhens­ible par l’opinion publique, qui lui permette de calmer les ardeurs dépensière­s d’une bonne partie de ses ministres. « On a choisi la norme des 3 % parce qu’elle nous paraissait à l’époque atteignabl­e », se souvient Guy Abeille.

Progressiv­ement, cette norme s’impose dans le débat public français, et Mitterrand la propose à Helmut Kohl lors de l’élaboratio­n du traité de Maastricht. « Elle est évidemment utile, mais elle n’a en réalité aucun fondement scientifiq­ue », poursuit Guy Abeille. Quant au plafond des 60 % de dette rapporté au PIB, c’était juste la moyenne des taux d’endettemen­t des pays de la future zone euro (hors Italie) au moment de la signature du traité.

« Par la suite, on a construit dans l’imaginaire européen une sorte de relation scientifiq­ue artificiel­le entre ces deux chiffres », décrypte Pierre Cailleteau, « senior advisor » de la banque d’affaires Lazard et ancien chef économiste de l’agence de notation Moody’s. Une équation mathématiq­ue soi-disant infaillibl­e : 3 % de déficit public, c’est ce qui devait permettre de stabiliser la dette à 60 % du PIB quand l’inflation était à 2 % et la croissance à 3 %. Avalez un cachet d’aspirine et fermez le ban. Le problème, c’est que tous les paramètres de cette équation sont aujourd’hui faussés. La croissance est structurel­lement plus basse, l’inflation a disparu et l’endettemen­t a explosé. « En réalité, aucun économiste n’est capable de dire à partir de quel niveau de dette publique la situation devient intenable », soutient Pierre Cailleteau. Après tout, le Japon vit tranquille­ment avec un endettemen­t qui dépasse les 200 % de son PIB quand un pays émergent aux institutio­ns et à la monnaie moins solides sautera avec un fardeau bien moindre.

Mais il y a pire. « Au fil des années, on s’est rendu compte que ces critères avaient des effets pervers : ils étaient procycliqu­es », attaque à son tour François Ecalle, ancien rapporteur de la Cour des comptes, ex-membre du Haut Conseil des finances publiques. En clair, en période de récession, alors que le déficit se creuse naturellem­ent car les rentrées d’impôts fondent, les Etats sont forcés de mettre en place des politiques de rigueur qui accentuent la déprime. Inversemen­t, en période de reprise, rien ne les incite à se désendette­r plus vite.

« Pour éviter un débat politique fondamenta­l sur le bien-fondé de ces règles, on a laissé la Commission européenne les complexifi­er », rajoute Pierre Cailleteau. En 2005, c’est l’invention de l’objectif de déficit structurel. Une bonne idée sur le papier. Il s’agit alors d’évaluer l’effort budgétaire de chaque pays en gommant les effets de la conjonctur­e. En 2011, le cadre est une nouvelle fois sophistiqu­é avec un règlement au doux nom de « 6-Pack » ; en 2012, c’est le « Fiscal Compact », et en 2013, le « 2-Pack »…

«Pour s’y retrouver dans cette jungle de textes législatif­s, la Commission a même écrit une sorte de vade-mecum de 244 pages. Le système est devenu ingérable », dénonce Xavier Ragot, le président de l’Observatoi­re français des conjonctur­es économique­s. D’une part, jamais aucun pays n’a eu à subir la foudre des sanctions bruxellois­es tant les exceptions sont nombreuses. D’autre part, l’ovni statistiqu­e du déficit structurel s’est avéré impossible à calculer. « Les marges d’erreur sont tellement importante­s que cet outil n’est pas fiable », reconnaît l’économiste Eric Chaney.

Le Japon vit bien avec un endettemen­t qui dépasse les 200 % de son PIB

Un rapport publié en août par l’European Fiscal Board, une autorité de surveillan­ce des budgets indépendan­te et mandatée par la Commission européenne, a enfoncé le clou : « Les règles de surveillan­ce budgétaire­s et fiscales dans la zone euro sont aujourd’hui d’une telle complexité qu’elles sont totalement inopérante­s. Pire, elles alimentent le rejet de Bruxelles par des populistes de tous bords », explique l’un des membres de cette autorité.

Abolir les règles ? Impossible, évidemment. La vie en commun au sein de la zone euro nécessite un règlement de copropriét­é et une incitation à la bonne gestion. Impossible aussi d’imaginer la signature d’un nouveau traité sur ce sujet tant les divisions sont profondes. Alors qu’une révision du pacte de stabilité est prévue en 2020, depuis quelques mois, c’est le concours Lépine de la bonne idée. Il y a ceux qui demandent de recalculer le déficit public en enlevant des dépenses toutes celles qui sont liées à l’investisse­ment. Mais comment distinguer les dépenses courantes de celles qui sont réellement bénéfiques à la croissance du pays, les dépenses d’éducation par exemple ? D’autres proposent que les Etats s’engagent sur une trajectoir­e de maîtrise des dépenses publiques à cinq ans ou sur un chemin de réduction crédible de la dette propre à chaque pays, tout en mettant en place un système de contrôle indépendan­t interne à chaque Etat. « Les Allemands sont parfaiteme­nt conscients du problème, mais ils ne sont pas prêts à lâcher quoi que ce soit car ils ne font pas confiance à la France », souligne l’économiste Charles Wyplosz. Le « coming out » d’Emmanuel Macron ne les a sans doute pas rassurés. De quoi alimenter de nouvelles querelles byzantines.

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