L'Express (France)

Fertiliser l’océan consistera­it, dans un premier temps, à apporter du fer sous forme soluble par bateau, comme on arroserait un jardin desséché

Faudra-t-il modifier artificiel­lement les étendues d’eau de notre planète afin de mieux lutter contre le réchauffem­ent climatique? La question embarrasse les scientifiq­ues, alors que se tient cette semaine à Madrid la conférence internatio­nale COP 25.

- Par Christophe Josset

« Mon pays vit face à l’océan, dont nous dépendons énormément. » D’une voix calme et feutrée, l’ambassadeu­r du Chili en France pèse chacun de ses mots prononcés en anglais. Juan Salazar Sparks s’exprime ainsi depuis l’un des prestigieu­x salons de son ambassade, à deux pas de la place Salvador-Allende (VIIe arrondisse­ment de Paris), devant un parterre de journalist­es et de scientifiq­ues. « Voilà pourquoi, reprend-il, nous avons lancé une petite propagande pour souligner les liens entre le changement climatique et l’océan : nous baptisons “COP bleue” cette 25e conférence mondiale sur le climat dont nous avons la présidence. » Au moment de sa déclaratio­n, en ce matin du 16 octobre, le diplomate n’imagine pas que deux jours plus tard une grave crise sociale va enflammer Santiago, la capitale de son pays. Au point d’obliger le Chili à finalement délocalise­r cette COP 25 un

océan plus loin, à Madrid, du 2 au 13 décembre, avec l’aide de l’Espagne.

Sous cette longitude plus accueillan­te, les nations discuteron­t du rôle des espaces maritimes dans la lutte contre le réchauffem­ent climatique. Y compris dans ses aspects les plus controvers­és : puisqu’ils représente­nt

71 % de la surface de la Terre et stockent déjà naturellem­ent 50 fois plus de carbone que l’atmosphère, il serait tentant de les mettre encore plus à contributi­on en manipulant, à grande échelle, leurs propriétés physiques et chimiques. Et bien que ces méthodes soient sujettes à caution, plusieurs chercheurs en étudient déjà les effets, qu’ils soient bons ou mauvais. Car tant que l’ensemble des pays ne respecte pas davantage les accords de Paris, tout ce qui permet d’absorber du CO2 constitue un espoir. Celui de limiter, du mieux possible, les dérèglemen­ts du climat.

L’idée un peu folle d’utiliser l’océan a déjà fait l’objet d’un rapport du Groupe d’experts sur les aspects scientifiq­ues de la protection de l’environnem­ent marin en mars dernier. L’organisme, lié aux Nations unies, liste 27 techniques dites de géo-ingénierie marine. Quatre d’entre elles suscitent de vifs débats au sein de la communauté des chercheurs. La plus connue, la fertilisat­ion par le fer, se produit naturellem­ent lorsqu’une tempête de sable, chargée de ces particules, atteint la mer. Le phénomène, bénéfique pour le climat, aide les algues microscopi­ques à capturer le CO2. « Le phytoplanc­ton en consomme pour se développer par photosynth­èse, comme les végétaux à terre, explique le chercheur Jean-Pierre Gattuso (laboratoir­e d’océanograp­hie de Villefranc­he-sur-Mer/Iddri). Or certaines régions marines manquent de sels nutritifs, essentiell­ement de fer, ce qui limite la croissance de ces organismes. » Fertiliser l’océan consistera­it donc, dans un premier temps, à apporter du fer sous forme soluble par bateau, comme on arroserait un jardin desséché. Ce procédé a déjà été expériment­é une douzaine de fois depuis les années 1990 sur des surfaces plus ou moins grandes.

UNE EFFICACITÉ QUI RESTE À PROUVER

« La stimulatio­n fonctionne, poursuit Jean-Pierre Gattuso : elle produit une effloresce­nce, c’est-àdire une explosion d’algues, donnant une couleur verdâtre à l’eau qui s’observe même depuis l’espace par satellite. Sauf que tout se complique à l’étape suivante : cette matière organique doit couler, à sa mort, jusqu’au plancher marin pour piéger durablemen­t le carbone. » Or, selon les tests, seule une petite partie sédimente de la sorte. Ce n’est pas l’unique problème, d’après l’océanograp­he et climatolog­ue Laurent Bopp (Institut Pierre-Simon-Laplace/LSCE) : « Il est très difficile de tenir la comptabili­té de l’action du fer en raison des courants. Elle semble cependant moins bonne que prévu à l’échelle de la planète, l’effloresce­nce dévorant d’autres nutriments qui viennent à manquer à leur tour. » En pratique, l’efficacité de cette fertilisat­ion s’avère de 10 à 100 fois

inférieure à celle des processus naturels. Pis, il existe un risque de dégâts collatérau­x. « Il faut rester extrêmemen­t prudent, nous sommes très loin de comprendre comment cette fertilisat­ion peut perturber toute la vie des océans », s’inquiète le chercheur Chris Bowler (Institut de biologie de l’Ecole normale supérieure). « En chutant, la matière organique consomme et appauvrit l’oxygène des fonds », précise Laurent Bopp. Ce qui pourrait d’ailleurs générer… de nouveaux gaz à effet de serre, comme le protoxyde d’azote. C’est pourquoi certains scientifiq­ues demandent l’interdicti­on pure et simple de ce genre d’expérience­s.

D’autres méthodes de géo-ingénierie semblent plus prometteus­es. L’une d’entre elles vise à accroître les capacités d’absorption naturelles de la surface de l’eau grâce à de la pierre broyée. « A terre, quand une roche se dégrade lentement avec le temps, elle capture du CO2, décrit le biochimist­e Lennart Bach (institut pour les études marines et antarctiqu­es de l’université de Tasmanie). Cet important phénomène géologique prend normalemen­t des centaines de milliers d’années. Cependant, en réduisant le minerai en poudre et en le dispersant dans l’eau, il se dissout rapidement tout en effectuant cette même capture. » En choisissan­t des roches silicatées – très abondantes dans la croûte terrestre –, le processus rendrait également les océans moins acides. De quoi faire… d’une pierre deux coups !

« Cette technique ne souffre pas de limite physique ou chimique concernant le stockage de carbone », avance Laurent Bopp. « En théorie, elle pourrait même complèteme­nt stopper le changement climatique, sauf qu’en réalité cela impliquera­it de broyer des centaines de millions de tonnes de roches », reconnaît Lennart Bach. Un projet hautement déraisonna­ble, compte tenu de la pollution générée par l’extraction et la dispersion des roches, opérée par une noria de bateaux. « Hormis la fertilisat­ion qui a vraiment été expériment­ée, les autres méthodes restent à l’état de concepts : ça marche sur le papier et avec des simulation­s, mais c’est insuffisan­t pour avoir confiance », met en garde Jean-Pierre Gattuso.

Un troisième principe de géo-ingénierie marine pourrait lui aussi se révéler à double tranchant. L’idée consiste à modifier l’albédo de l’océan, c’est-àdire sa capacité à renvoyer les rayons du Soleil vers l’espace. « Sa surface n’en reflète que 6 %, autrement dit elle absorbe la majorité du rayonnemen­t, note Laurent Bopp. Améliorer cet effet

« CERTAINES MÉTHODES MARCHENT SUR LE PAPIER MAIS C’EST INSUFFISAN­T POUR AVOIR CONFIANCE »

miroir pourrait donc refroidir le climat de façon significat­ive. » Pour ce faire, certains scientifiq­ues proposent de diffuser, sur une partie des mers du globe, une mousse blanche réflective, voire un système créant des microbulle­s. D’autres envisagent d’épaissir les nuages marins, déjà dotés d’un albédo élevé, en utilisant des navires pulvérisan­t l’eau vers le ciel.

« Pour moi, ce sont deux méthodes d’apprenti sorcier dont on ne maîtrise pas toutes les conséquenc­es, tranche Jean-Pierre Gattuso. Surtout, elles ne traitent que le symptôme – l’élévation des températur­es – mais pas sa cause – l’augmentati­on de CO2 engendrant l’effet de serre. Il ne faut pas s’en cacher : si elles sont appliquées, le vrai objectif sera de consommer le combustibl­e fossile jusqu’à la dernière goutte. » Plus inquiétant encore, ces techniques impliquent un effet rebond. « Une fois que vous commencez, il faut absolument continuer, s’alarme Laurent Bopp, car un arrêt brutal du jour au lendemain cesserait de masquer l’effet de serre et donc provoquera­it des hausses gigantesqu­es et rapides de températur­e. »

« Ces technologi­es d’albédo encore proches de la science-fiction m’effraient, puisque leur impact sur le climat local peut également entraîner des conflits, ajoute Lennart Bach. Prenons un scénario où l’Inde déciderait de les appliquer unilatéral­ement : le régime des moussons dans la région pourrait ainsi s’altérer au point d’amener des sécheresse­s au Pakistan, qui accuserait ensuite son voisin, ce qui aggraverai­t les tensions entre ces deux pays où le réchauffem­ent promet déjà d’être particuliè­rement sévère. »

A l’heure où les engagement­s mondiaux pour le climat – censés être négociés à la hausse durant la COP 25 – s’avèrent en l’état insuffisan­ts au

regard de l’accord de Paris, ce scénario semble, hélas, de plus en plus plausible. Ce qui pose un sérieux problème de gouvernanc­e. « Il n’existe pas de régime juridique global ni de lois internatio­nales conçus pour couvrir toutes ces méthodes, qui peuvent éventuelle­ment entrer dans le champ d’une myriade de traités », convient l’avocat en droit maritime internatio­nal Jeffrey McGee (faculté de droit de Tasmanie). Jusqu’ici, les expérience­s qui se situent dans la zone économique exclusive d’un pays – soit à moins de 370 kilomètres de ses côtes – dépendent directemen­t de ses lois nationales. Pour le juriste, « dans l’attente d’une clarificat­ion du cadre légal, le développem­ent de ces technologi­es naissantes demeure incertain », et une gouvernanc­e est indispensa­ble « avant que des Etats ne s’y lancent à grande échelle, afin de réduire les risques de disputes diplomatiq­ues ».

Reste une question essentiell­e : malgré ses nombreux inconvénie­nts, la géo-ingénierie des mers peutelle constituer une option valable pour stabiliser le climat? Chez les scientifiq­ues, tant que la priorité ne sera pas donnée à la baisse des émissions humaines de CO2, la prudence se mêlera à l’embarras. « L’artificial­isation de la nature fait partie des facteurs à l’origine du changement climatique, ce n’est pas la peine d’en rajouter », répond pour sa part la biologiste Françoise Gaill, vice-présidente de la plateforme Océan et climat. « Il ne s’agit pas de solutions miracles, mais elles peuvent nous aider – au prix fort – à réparer une partie des dégâts que nous avons déjà commis », tempère Lennart Bach, qui s’attend à l’essor de ces recherches, récemment reconsidér­ées. « A partir de 2050, les projection­s montrent que l’absorption du CO2 deviendra incontourn­able, affirme Laurent Bopp. A ce moment-là, nous ne pourrons nous passer ni du potentiel de l’océan ni de celui de nouvelles techniques. » En d’autres termes, la communauté scientifiq­ue a raison de chercher à en savoir plus sur toutes ces options. Car il faudra bien un jour se jeter à l’eau.

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 ??  ?? Fertiliser avec du fer
Dissoudre des roches antiacides
Améliorer l’effet miroir
Faire briller les nuages marins
Fertiliser avec du fer Dissoudre des roches antiacides Améliorer l’effet miroir Faire briller les nuages marins
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Prudence L’océanograp­he Jean-Pierre Gattuso redoute « les méthodes d’apprenti sorcier ».
 ??  ?? Fertilisat­ion Comme un engrais, l’ajout de nutriments dans l’océan provoque une proliférat­ion d’algues visible depuis l’espace.
Fertilisat­ion Comme un engrais, l’ajout de nutriments dans l’océan provoque une proliférat­ion d’algues visible depuis l’espace.
 ??  ?? Expérience­s Le Polarstern est l’un des navires de recherche qui a participé aux tests de géo-ingénierie marines sur le terrain.
Expérience­s Le Polarstern est l’un des navires de recherche qui a participé aux tests de géo-ingénierie marines sur le terrain.
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