Fertiliser l’océan consisterait, dans un premier temps, à apporter du fer sous forme soluble par bateau, comme on arroserait un jardin desséché
Faudra-t-il modifier artificiellement les étendues d’eau de notre planète afin de mieux lutter contre le réchauffement climatique? La question embarrasse les scientifiques, alors que se tient cette semaine à Madrid la conférence internationale COP 25.
« Mon pays vit face à l’océan, dont nous dépendons énormément. » D’une voix calme et feutrée, l’ambassadeur du Chili en France pèse chacun de ses mots prononcés en anglais. Juan Salazar Sparks s’exprime ainsi depuis l’un des prestigieux salons de son ambassade, à deux pas de la place Salvador-Allende (VIIe arrondissement de Paris), devant un parterre de journalistes et de scientifiques. « Voilà pourquoi, reprend-il, nous avons lancé une petite propagande pour souligner les liens entre le changement climatique et l’océan : nous baptisons “COP bleue” cette 25e conférence mondiale sur le climat dont nous avons la présidence. » Au moment de sa déclaration, en ce matin du 16 octobre, le diplomate n’imagine pas que deux jours plus tard une grave crise sociale va enflammer Santiago, la capitale de son pays. Au point d’obliger le Chili à finalement délocaliser cette COP 25 un
océan plus loin, à Madrid, du 2 au 13 décembre, avec l’aide de l’Espagne.
Sous cette longitude plus accueillante, les nations discuteront du rôle des espaces maritimes dans la lutte contre le réchauffement climatique. Y compris dans ses aspects les plus controversés : puisqu’ils représentent
71 % de la surface de la Terre et stockent déjà naturellement 50 fois plus de carbone que l’atmosphère, il serait tentant de les mettre encore plus à contribution en manipulant, à grande échelle, leurs propriétés physiques et chimiques. Et bien que ces méthodes soient sujettes à caution, plusieurs chercheurs en étudient déjà les effets, qu’ils soient bons ou mauvais. Car tant que l’ensemble des pays ne respecte pas davantage les accords de Paris, tout ce qui permet d’absorber du CO2 constitue un espoir. Celui de limiter, du mieux possible, les dérèglements du climat.
L’idée un peu folle d’utiliser l’océan a déjà fait l’objet d’un rapport du Groupe d’experts sur les aspects scientifiques de la protection de l’environnement marin en mars dernier. L’organisme, lié aux Nations unies, liste 27 techniques dites de géo-ingénierie marine. Quatre d’entre elles suscitent de vifs débats au sein de la communauté des chercheurs. La plus connue, la fertilisation par le fer, se produit naturellement lorsqu’une tempête de sable, chargée de ces particules, atteint la mer. Le phénomène, bénéfique pour le climat, aide les algues microscopiques à capturer le CO2. « Le phytoplancton en consomme pour se développer par photosynthèse, comme les végétaux à terre, explique le chercheur Jean-Pierre Gattuso (laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer/Iddri). Or certaines régions marines manquent de sels nutritifs, essentiellement de fer, ce qui limite la croissance de ces organismes. » Fertiliser l’océan consisterait donc, dans un premier temps, à apporter du fer sous forme soluble par bateau, comme on arroserait un jardin desséché. Ce procédé a déjà été expérimenté une douzaine de fois depuis les années 1990 sur des surfaces plus ou moins grandes.
UNE EFFICACITÉ QUI RESTE À PROUVER
« La stimulation fonctionne, poursuit Jean-Pierre Gattuso : elle produit une efflorescence, c’est-àdire une explosion d’algues, donnant une couleur verdâtre à l’eau qui s’observe même depuis l’espace par satellite. Sauf que tout se complique à l’étape suivante : cette matière organique doit couler, à sa mort, jusqu’au plancher marin pour piéger durablement le carbone. » Or, selon les tests, seule une petite partie sédimente de la sorte. Ce n’est pas l’unique problème, d’après l’océanographe et climatologue Laurent Bopp (Institut Pierre-Simon-Laplace/LSCE) : « Il est très difficile de tenir la comptabilité de l’action du fer en raison des courants. Elle semble cependant moins bonne que prévu à l’échelle de la planète, l’efflorescence dévorant d’autres nutriments qui viennent à manquer à leur tour. » En pratique, l’efficacité de cette fertilisation s’avère de 10 à 100 fois
inférieure à celle des processus naturels. Pis, il existe un risque de dégâts collatéraux. « Il faut rester extrêmement prudent, nous sommes très loin de comprendre comment cette fertilisation peut perturber toute la vie des océans », s’inquiète le chercheur Chris Bowler (Institut de biologie de l’Ecole normale supérieure). « En chutant, la matière organique consomme et appauvrit l’oxygène des fonds », précise Laurent Bopp. Ce qui pourrait d’ailleurs générer… de nouveaux gaz à effet de serre, comme le protoxyde d’azote. C’est pourquoi certains scientifiques demandent l’interdiction pure et simple de ce genre d’expériences.
D’autres méthodes de géo-ingénierie semblent plus prometteuses. L’une d’entre elles vise à accroître les capacités d’absorption naturelles de la surface de l’eau grâce à de la pierre broyée. « A terre, quand une roche se dégrade lentement avec le temps, elle capture du CO2, décrit le biochimiste Lennart Bach (institut pour les études marines et antarctiques de l’université de Tasmanie). Cet important phénomène géologique prend normalement des centaines de milliers d’années. Cependant, en réduisant le minerai en poudre et en le dispersant dans l’eau, il se dissout rapidement tout en effectuant cette même capture. » En choisissant des roches silicatées – très abondantes dans la croûte terrestre –, le processus rendrait également les océans moins acides. De quoi faire… d’une pierre deux coups !
« Cette technique ne souffre pas de limite physique ou chimique concernant le stockage de carbone », avance Laurent Bopp. « En théorie, elle pourrait même complètement stopper le changement climatique, sauf qu’en réalité cela impliquerait de broyer des centaines de millions de tonnes de roches », reconnaît Lennart Bach. Un projet hautement déraisonnable, compte tenu de la pollution générée par l’extraction et la dispersion des roches, opérée par une noria de bateaux. « Hormis la fertilisation qui a vraiment été expérimentée, les autres méthodes restent à l’état de concepts : ça marche sur le papier et avec des simulations, mais c’est insuffisant pour avoir confiance », met en garde Jean-Pierre Gattuso.
Un troisième principe de géo-ingénierie marine pourrait lui aussi se révéler à double tranchant. L’idée consiste à modifier l’albédo de l’océan, c’est-àdire sa capacité à renvoyer les rayons du Soleil vers l’espace. « Sa surface n’en reflète que 6 %, autrement dit elle absorbe la majorité du rayonnement, note Laurent Bopp. Améliorer cet effet
« CERTAINES MÉTHODES MARCHENT SUR LE PAPIER MAIS C’EST INSUFFISANT POUR AVOIR CONFIANCE »
miroir pourrait donc refroidir le climat de façon significative. » Pour ce faire, certains scientifiques proposent de diffuser, sur une partie des mers du globe, une mousse blanche réflective, voire un système créant des microbulles. D’autres envisagent d’épaissir les nuages marins, déjà dotés d’un albédo élevé, en utilisant des navires pulvérisant l’eau vers le ciel.
« Pour moi, ce sont deux méthodes d’apprenti sorcier dont on ne maîtrise pas toutes les conséquences, tranche Jean-Pierre Gattuso. Surtout, elles ne traitent que le symptôme – l’élévation des températures – mais pas sa cause – l’augmentation de CO2 engendrant l’effet de serre. Il ne faut pas s’en cacher : si elles sont appliquées, le vrai objectif sera de consommer le combustible fossile jusqu’à la dernière goutte. » Plus inquiétant encore, ces techniques impliquent un effet rebond. « Une fois que vous commencez, il faut absolument continuer, s’alarme Laurent Bopp, car un arrêt brutal du jour au lendemain cesserait de masquer l’effet de serre et donc provoquerait des hausses gigantesques et rapides de température. »
« Ces technologies d’albédo encore proches de la science-fiction m’effraient, puisque leur impact sur le climat local peut également entraîner des conflits, ajoute Lennart Bach. Prenons un scénario où l’Inde déciderait de les appliquer unilatéralement : le régime des moussons dans la région pourrait ainsi s’altérer au point d’amener des sécheresses au Pakistan, qui accuserait ensuite son voisin, ce qui aggraverait les tensions entre ces deux pays où le réchauffement promet déjà d’être particulièrement sévère. »
A l’heure où les engagements mondiaux pour le climat – censés être négociés à la hausse durant la COP 25 – s’avèrent en l’état insuffisants au
regard de l’accord de Paris, ce scénario semble, hélas, de plus en plus plausible. Ce qui pose un sérieux problème de gouvernance. « Il n’existe pas de régime juridique global ni de lois internationales conçus pour couvrir toutes ces méthodes, qui peuvent éventuellement entrer dans le champ d’une myriade de traités », convient l’avocat en droit maritime international Jeffrey McGee (faculté de droit de Tasmanie). Jusqu’ici, les expériences qui se situent dans la zone économique exclusive d’un pays – soit à moins de 370 kilomètres de ses côtes – dépendent directement de ses lois nationales. Pour le juriste, « dans l’attente d’une clarification du cadre légal, le développement de ces technologies naissantes demeure incertain », et une gouvernance est indispensable « avant que des Etats ne s’y lancent à grande échelle, afin de réduire les risques de disputes diplomatiques ».
Reste une question essentielle : malgré ses nombreux inconvénients, la géo-ingénierie des mers peutelle constituer une option valable pour stabiliser le climat? Chez les scientifiques, tant que la priorité ne sera pas donnée à la baisse des émissions humaines de CO2, la prudence se mêlera à l’embarras. « L’artificialisation de la nature fait partie des facteurs à l’origine du changement climatique, ce n’est pas la peine d’en rajouter », répond pour sa part la biologiste Françoise Gaill, vice-présidente de la plateforme Océan et climat. « Il ne s’agit pas de solutions miracles, mais elles peuvent nous aider – au prix fort – à réparer une partie des dégâts que nous avons déjà commis », tempère Lennart Bach, qui s’attend à l’essor de ces recherches, récemment reconsidérées. « A partir de 2050, les projections montrent que l’absorption du CO2 deviendra incontournable, affirme Laurent Bopp. A ce moment-là, nous ne pourrons nous passer ni du potentiel de l’océan ni de celui de nouvelles techniques. » En d’autres termes, la communauté scientifique a raison de chercher à en savoir plus sur toutes ces options. Car il faudra bien un jour se jeter à l’eau.