L'Express (France)

Edward Norton : « C’est difficile de rêver, maintenant »

Absent depuis un moment, l’acteur revient avec Brooklyn Affairs, un formidable film noir qu’il a mis en scène. Rencontre avec une star discrète et engagée.

- PAR CHRISTOPHE CARRIÈRE BROOKLYN AFFAIRS, C. Ca. de et avec Edward Norton.

Vingt minutes d’attente. Ça passe. Parce qu’un type comme Edward Norton n’est jamais en retard : il est retenu. Et pour cause. Il se déplace rarement pour promouvoir ses films, alors quand il est là, forcément, tout le monde lui saute dessus. On est prié de l’attendre dans la suite d’un palace parisien. Dans laquelle il débarque en détente, pianotant sur son portable. « C’est ma femme, s’excuse-t-il. Elle est en haut. Je la préviens que j’entre en interview. » Voilà bien un truc qu’il n’aurait jamais pris la peine de préciser avant, du temps où il se méfiait comme de la peste des journalist­es, où il fricotait avec des compagnes aussi sulfureuse­s que Courtney Love, l’ex-femme du chanteur de Nirvana… Edward Norton, 50 ans tout rond, est désormais le mari attentionn­é de la très sage Shauna Robertson, productric­e, et le réalisateu­r très investi de Brooklyn Affairs, pour lequel il est de passage à Paris.

Un film noir, tiré du roman Les Orphelins de Brooklyn de Jonathan Lethem (éd. de L’Olivier) et situé, pour l’adaptation, dans les années 1950, avec des privés en costard et chapeau mou, une intrigue embrumée à base de magouilles immobilièr­es, de pots-de-vin et de chantage, et puis, pour parfaire l’ambiance, une voix off omniprésen­te. Celle du héros, incarné par Norton, sous-estimé par ses collègues et par ses ennemis à cause d’un handicap, le syndrome de Gilles de la Tourette. D’entre tous les mots qui arrivent en désordre dans sa bouche, il y a ce « if » qui revient inopinémen­t et fait sursauter ses interlocut­eurs. Une liberté que Norton a prise par rapport au bouquin. « Quand j’étais à l’université, je devais prendre le train, puis un taxi. Le chauffeur était toujours le même et avait ce syndrome, répétant sans cesse “if”. Je trouvais cela fascinant car ce mot n’est pas anodin. Il revêt une dimension existentie­lle. »

If, « si », en français, c’est surtout une ouverture vers tous les possibles. La pierre angulaire de tout idéaliste comme semble l’être Norton, dont l’engagement citoyen est génétique. De son grand-père, architecte et urbaniste, il a hérité d’une place au conseil d’administra­tion d’Enterprise Community Partners, organisme spécialisé dans des logements à prix modestes. Il a fondé CrowdRise, un portail de financemen­t participat­if destiné à collecter des fonds pour des oeuvres de bienfaisan­ce. Il a évidemment participé à la campagne de Barack Obama, et fustige Donald Trump, qu’il pastiche régulièrem­ent à la télévision américaine. « Quand le fils Bush était à la MaisonBlan­che, je désespérai­s d’être à nouveau fier du gouverneme­nt de mon pays. Alors, aujourd’hui ! »

Agacé, il se lève, se dégourdit les jambes et se dirige vers le buffet. Tout en se servant un thé, il change habilement de conversati­on, revenant l’air de rien au sujet qui l’intéresse. « C’est difficile de rêver, maintenant. La course aux profits crée une obligation de résultat immédiat. Les salles ne veulent prendre que des blockbuste­rs qui marchent tout de suite. Je me souviens qu’avec Apocalypse Now, il a fallu sept mois pour que le film commence à rapporter de l’argent. Aujourd’hui, si on vous laisse sept semaines, c’est un miracle. Comme Brooklyn Affairs a coûté une vingtaine de millions de dollars, il est considéré comme un petit budget. Il sera moins exposé, mais plus protégé. »

Il ne s’est pas rassis. Il se tient debout, la tasse à la main, et continue de parler. De Bruce Willis et d’Alec Baldwin, qui n’ont pas pris leur cachet habituel mais le minimum syndical, des quatre années qu’il a passées sur

Brooklyn Affairs, des économies qu’il a réalisées également ici et là, notamment sur les effets spéciaux, afin que le film se fasse avec Warner et qu’il sorte au cinéma, plutôt que « céder à la facilité » en allant toquer à la porte de Netflix… On lui fait remarquer qu’il a bien de la chance d’être logé chez Warner, dont

Joker caracole au box-office. « Vous avez vu cette noirceur ? s’exclame-t-il à propos du fameux long-métrage en se posant enfin dans le canapé. Tout ce que j’aime ! » Autre chose que les films Marvel, c’est sûr. Auxquels il a participé en incarnant Hulk. A ce souvenir, il se relève aussi sec. « Quel dommage ! J’adorais la dualité du personnage, le côté Prométhée. Quand, gamin, je lisais les BD Marvel, j’avais l’impression d’être un adulte. Et quand j’ai vu

Batman Begins, de Christophe­r Nolan, j’ai imaginé le même genre d’adaptation pour Hulk. Pas le studio. »

Il n’a pas à se plaindre, non plus. Norton a eu plus de chance dans ses trois premières années de métier, entre 1996 et 1999, que d’autres durant toute leur carrière. Peur primale, avec Richard Gere, lui vaut une nomination à l’oscar, suivi de Tout le monde dit I love you de Woody Allen, Larry Flynt de Milos Forman, American History X de Tony Kaye (deuxième nomination à l’oscar) et Fight Club de David Fincher. Du coup, il se rassied. Silencieux. L’air un peu las qu’on lui rappelle encore ces débuts fracassant­s. Et sans doute un peu triste de ne plus voir ce genre de projets se faire. D’où son acharnemen­t à monter Brooklyn Affairs, où il s’offre un rôle en or. « Un personnage complexe, anxieux, bon », résume-t-il. Comme lui, en fait.

« Les salles ne veulent que des blockbuste­rs qui marchent tout de suite »

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