L'Express (France)

Le couple formé par André le « juif solitaire » et Simone la « métisse fière » entremêle la « mémoire des deux plus grandes tragédies de l’histoire contempora­ine »

La romancière Simone Schwarz-Bart, épouse d’André, Prix Goncourt 1959 pour Le Dernier des Justes, publie Nous n’avons pas vu passer les jours, dans lequel elle revient sur près de cinquante ans de complicité. Emouvant.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIANNE PAYOT

Les cheveux afro, décolorés, la silhouette svelte dans son jean bleu, la main ferme et le verbe clair… Simone SchwarzBar­t porte haut ses 81 ans. De passage à Paris avant de s’en retourner dans sa belle demeure de Goyave, en Guadeloupe, l’auteure de Pluie et vent sur Télumée Miracle est venue témoigner d’un autre type de miracle, celui de son marronnage spirituel d’âme à âme avec André Schwarz-Bart, Prix Goncourt 1959 pour Le Dernier des Justes. Comme l’écrit le journalist­e Yann Plougastel,coauteurde­Nousn’avonspas vu passer les jours, tout juste publié chez Grasset, le couple formé par André, le « juif solitaire », et Simone, la « métisse fière », fut des plus percutants, entremêlan­t la « mémoire des deux plus grandes tragédies de l’histoire contempora­ine, la Traite et la Shoah ». C’est tout cela que ce livre raconte avec une grande justesse de ton : la déportatio­n de la famille d’André, son entrée dans la Résistance, la rencontre avec Simone, fille des Antilles, le succès paralysant du Goncourt, la littératur­e et l’écriture comme béquilles, la symbiose de deux êtres…

l’express Vous cosignez ce livre avec le journalist­e Yann Plougastel. Quel a été son rôle ?

Simone Schwarz-Bart Yann est venu en Guadeloupe à la mort d’André, en 2006. Cela m’a beaucoup touchée, car, à l’époque, il n’y a eu aucun écho dans la presse française, rien que le silence, une façon de tuer les morts une seconde fois… On l’avait jeté dans le trou noir. Ensuite, à chacun de mes déplacemen­ts à Paris, j’ai vu Yann, il m’interrogea­it toujours sur notre passé, sur les écrits… jusqu’à ce qu’un jour, les éditions Grasset nous proposent de faire un livre sur notre vie, à André et moi, sur notre traversée de la mangrove. En fait, c’est un ouvrage à quatre voix : il y a la mienne, celle de Yann en surfilage, celle d’André à travers la retranscri­ption de quelques réflexions enregistré­es sur des petites cassettes, et celle de Jacques, notre second fils, saxophonis­te. Tout ce qu’il dit est juste : lorsque les enfants étaient jeunes, je n’ai eu de cesse de faire barrage à toutes les fuites de chagrin d’André. J’ai vécu à côté d’un blessé éternel.

Lorsque vous le rencontrez, à l’âge de 20 ans, le 15 mai 1959, vous étiez, écrivez-vous, « en attente d’un miracle ». Qui a bien eu lieu…

S. S.-B. Complèteme­nt. Je l’ai vécu, ce miracle, durant quarante-sept ans. Rencontrer cet homme-là qui m’a aimée comme je voulais qu’on m’aime et qui m’a dévoilé ma propre histoire. Ce n’est pas rien, non plus, d’assister à la fidélité totale de quelqu’un envers luimême, envers ce qui lui importe le plus, c’est-à-dire faire justice aux bannis, aux damnés de la terre. Il était préoccupé par tous les génocides, du Cambodge au Rwanda, chaque fois cela le perçait.

Avez-vous tout de suite compris qu’André le « juif solitaire » serait à jamais porteur de toutes ses blessures et qu’il aurait le complexe du survivant ?

S. S.-B. Je l’ai compris le jour de notre mariage, en mars 1961, lorsqu’il est parti toute la nuit. Peut-être s’était-il échappé pour demander pardon à ses parents d’avoir épousé une non-juive et de connaître le bonheur ? Pour leur dire aussi qu’il ne les oubliait pas ? Tout cela m’est passé par la tête. Ce soir-là, j’ai compris que j’aurais toujours un homme avec un orteil dans le présent et un pied dans le passé.

Son premier roman, Le Dernier des Justes, Goncourt 1959, a été diversemen­t apprécié par la communauté juive. On lui a reproché des erreurs historique­s, des négligence­s dans son tableau de la tradition. Il y eut aussi des malentendu­s…

S. S.-B. En effet, André voulait décrire l’héroïsme humble de gens pacifiques prêts à accompagne­r les leurs jusqu’au bout, ainsi que la dignité et la vivacité du monde yiddish détruit par le nazisme. D’aucuns l’ont accusé d’avoir pointé la « résignatio­n » des juifs et se sont insurgés contre le concept du « martyrolog­ue ». Une cabale a été organisée aussi par Manès Sperber,

directeur littéraire de Calmann-Lévy, qui voyait d’un mauvais oeil le succès de ce jeune auteur du Seuil. Or André n’était pas un porte-parole ni un interprète du peuple juif, il avait juste voulu mettre une petite pierre sur la tombe des siens, ses parents, ses deux frères, sa tante et les 6 millions de morts. Il ne s’attendait pas à cette violence et en a été détruit. Mais, en même temps, il n’a jamais cessé de s’émerveille­r du sourire d’un enfant, de la beauté d’un arbre, du beau geste d’une personne… Le fait de revenir à Goyave, dans un tout petit univers guadeloupé­en, semblable à un shtetl polonais, l’a apaisé. Côtoyer des actes gratuits, l’oralité, l’enchanteme­nt, tout cela le consolait.

Cet enchanteme­nt antillais a baigné votre enfance…

S. S.-B. Oui, d’autant que, dans ma génération, le passé et l’esclavage étaient totalement occultés. Comme dit le proverbe créole, « la peine est trop contagieus­e », alors tout devait rester caché. Je ne savais rien de ce qui venait avant mes grands-parents, avant l’incroyable histoire d’amour entre Amédée, libre-penseur bordelais mis au ban de son clan, et MarieMarli­n, femme noire de Saint-Martin. Ils m’ont donné une confiance folle, d’ailleurs, en me montrant que les races, les peaux n’avaient aucune importance – je ne voyais pas ma grand-mère Noire et mon grand-père Blanc. Ma grand-mère parlait aux arbres, et mon grand-père plongeait dans le merveilleu­x quand il la voyait ainsi. C’est donc André qui m’a dévoilé le passé des miens avec La Mulâtresse Solitude, publié en 1972. A partir du personnage de Solitude, qui, engagée auprès des abolitionn­istes Delgrès et Palerme, refuse de fuir les soldats de Napoléon et sera pendue en 1802, André a embrassé toute l’histoire des Antillais : la capture en Afrique, la déportatio­n avec les bateaux négriers, l’arrivée aux îles avec l’esclavage dans les plantation­s, les ravages qui s’en sont suivis. C’est une généalogie de Justes au féminin. Paul Auster disait « pour savoir la vérité, il nous faudra en faire une fiction ». C’est très vrai, les quelques lignes sur Solitude qui se trouvent dans les livres d’histoire de la Guadeloupe ne nous mènent à rien. Manquent le sang, le sourire. Pour connaître un peuple et son histoire, il faut connaître une personne. Comme l’a dit Césaire : « Nous avons besoin d’autre chose qu’un commenceme­nt, nous avons besoin d’une naissance. » Avec Solitude, nous avons une naissance, elle est la diversité en mouvement, le choc de la rencontre des mondes blanc et noir. Quand elle est sacrifiée, elle est enceinte de nous, du Tout-Monde.

Reste qu’avec La Mulâtresse Solitude, là encore, il y eut des polémiques…

S. S.-B. André n’a pas été compris comme il aurait souhaité l’être. Les gens ne voulaient pas entendre évoquer tout cela, les gens avaient envie de vivre, de profiter. En plein jeunisme, à quoi bon parler des vieux, du passé, de la mémoire, avec cette négresse dans un asile, qui se souvient… Et puis, à l’époque, le nationalis­me radical antillais était très fort. Les indépendan­tistes lui ont fait un procès en légitimité. Il fallait écrire en créole, et non en français, langue du colonialis­me et de l’aliénation ; et être Noir pour écrire sur les Noirs. Mais cela n’a pas beaucoup changé, les clichés perdurent. L’on a récemment reproché à l’une de mes amies françaises d’écrire un roman sur l’Afrique.

Tous ces coups l’ont-ils poussé à se retrancher du monde ?

S. S.-B. Certaineme­nt, mais vous savez, on était très bien, on se suffisait. Entourés de nos livres, on était en discussion constante avec le monde entier. On était dans un ailleurs aussi, dans un marron nage spirituel. C’est pourquoi, une fois seule, je me suis retrouvée sans soleil, sans lumière. Je me suis sentie comme une maison sans toit.

NOUS N’AVONS PAS VU PASSER LES JOURS par Simone Schwarz-Bart et Yann Plougastel. Grasset, 208 p., 19 €.

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Racines Le couple, en 1976 : « C’est André qui m’a dévoilé le passé des miens », reconnaît Simone.
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