L'Express (France)

Le whisky made in France bénéficie d’un indéniable savoir-faire brassicole et d’une maîtrise aboutie des techniques de distillati­on

Avec un nombre de distilleri­es, une production et une qualité toujours en hausse, les eaux-de-vie maltées tricolores se portent à merveille. Sauf à l’export, mais la situation pourrait bientôt évoluer… dans le bon sens.

- P. B. et J.-P. S.

Le whisky français changet-il de braquet ? Dans la compétitio­n internatio­nale, avec 78 distilleri­es en activité, contre 120 en Ecosse, la France est présente, certes, mais à un niveau plus que modeste : 50 000 flacons écoulés l’an dernier à l’export. Contrairem­ent au blend japonais, qui truste les linéaires de la grande distributi­on comme les niches les plus pointues. « Si l’on compare avec le décollage d’une fusée, nous sommes toujours à l’allumage des moteurs, souligne Philippe Jugé, directeur général de la Fédération du whisky de France. Le premier et le deuxième étage sont toujours à l’arrêt. Au total, les ventes tricolores ont atteint 1 million de bouteilles en 2018, contre 215 000 en 2010. La progressio­n est constante, mais cela reste une goutte d’eau comparé aux 200 millions consommées en France… »

Cette réserve émise, le whisky made in France ne manque pas d’atouts, loin de là. Un indéniable savoir-faire brassicole, une maîtrise aboutie des techniques de distillati­on et du vieillisse­ment lui apportent une légitimité et une notoriété précieuses. Sur ce dernier point, il boxe d’ailleurs dans la catégorie premium. « C’est logique, le prix médian tourne autour de 70 euros et les eaux-de-vie sont souvent issues d’un “single cask” (un seul tonneau). Pour sortir de ce segment, il faudrait exister sur tous les marchés. Compliqué pour l’instant, avec nos stocks toujours en phase de constituti­on : 17 000 fûts seulement sont en vieillisse­ment à travers l’Hexagone », argumente Philippe Jugé, qui poursuit avec une mise en garde. Elle touche l’essence même du whisky français, historique­ment construit sur des ancrages régionaux : « S’inscrire dans son terroir est une bonne chose, mais il convient de trouver un juste milieu entre vivoter chez soi et exister plus loin, sous peine de rester à la maison. Le régionalis­me a ses limites : jamais un Parisien ne boira un whisky marseillai­s. » Et vice versa, serait-on tenté d’ajouter.

SOIGNER LE PACKAGING, LE FLACON, LA QUALITÉ

Un argument visiblemen­t partagé par le Lyonnais Christophe Fargier, qui a sorti ses premiers « single malt », en petits lots (tracks), cette année, sous l’étiquette Ninkasi. Pourquoi se lancet-il aussi sur le créneau ? « Je brasse de la bière depuis une vingtaine d’années, la complément­arité me paraît évidente. De plus, notre implantati­on dans une région viticole réputée nous permet d’accéder à des fûts exceptionn­els, comme ceux des Condrieu de Louis Chèze, pour l’élevage de nos distillats. Nous élargirons nos choix à la Bourgogne, au Jura, ou encore à Banyuls, pour les prochaines éditions. Mais la principale difficulté demeure l’absence de stocks, car notre ambition est de produire 100 000 bouteilles en 2027, contre 2 000 aujourd’hui, et d’exporter nos produits. Pour y parvenir,

nous investisso­ns dans une nouvelle distilleri­e. » Ninkasi, un clin d’oeil au Japon ? « Pas du tout, c’est le nom de la déesse sumérienne de la bière », précise Christophe Fargier. Apprécié sur ses terres rhônalpine­s et auvergnate­s, il aspire désormais à être connu ailleurs grâce à son whisky.

Ne pas être seulement prophète en son pays, une volonté clairement affichée dès la création de la marque Bellevoye, en 2013, par le négociant bordelais Alexandre Sirech et son associé, Jean Moueix (copropriét­aire de Château Petrus). Avec succès : « Aujourd’hui, nous réalisons la moitié de nos ventes à l’export, où nous enregistro­ns une croissance annuelle de 125 %. Parmi nos 35 marchés étrangers, les Etats-Unis et le Japon marchent très bien. La Russie et la République tchèque commencent à suivre. Mais l’image “France” ne suffit pas. Il faut soigner le packaging,

le flacon et la qualité, naturellem­ent. C’est pourquoi nous nous entourons aussi de spécialist­es du vin. Ils possèdent souvent une technique bien supérieure à celle d’un distillate­ur classique », souligne Alexandre Sirech.

S’IMPLANTER HORS DES FRONTIÈRES A UN COÛT

C’est le cas de Jean-Philippe Fort, qui assiste Bellevoye dans son ascension. « Notre force réside dans notre expérience de l’assemblage et dans nos stratégies d’élevage novatrices. Il ne faut en aucun cas copier les Ecossais, mais trouver une véritable identité faite de plus de douceur, de rondeur », affirme l’oenologue conseil bordelais.

L’argent, nerf de la guerre ? Outre la constituti­on déjà évoquée, s’implanter hors des frontières a forcément un coût. « Nos distilleri­es restent pour la plupart de petites entreprise­s employant 3 ou 4 personnes. Elles n’ont pas les moyens de se faire entendre sur le marché mondial », relève Philippe Jugé, qui pointe du doigt la réalité économique du whisky français. Si l’activité a pesé 35 millions d’euros en 2018, seuls trois acteurs réalisent un chiffre d’affaires supérieur à 2 millions d’euros : le breton Warenghem, l’alsacien Meyer et le lorrain Rozelieure­s. Et encore, ces pionniers doivent leurs performanc­es à la revente d’une partie de leur production à d’autres distilleri­es, comme

Bellevoye. A l’inverse, les ventes de chacune des 20 marques ne dépassent pas les 100 000 euros. Pas de quoi décourager de nouveaux candidats, néanmoins, puisque dix projets sont annoncés pour l’an prochain. Certains distillats sont déjà en cours de vieillisse­ment. A l’instar du single grain de maïs élaboré en Armagnac par Nicolas Sinoquet, qui dirige par ailleurs le Château Gruaud Larose, à SaintJulie­n, et Mandracore, un groupe de spiritueux (vodka Lactalium, cognac Gourmel, armagnac Larressing­le…) qu’il a constitué ces dernières années.

Signe des temps, quatre distilleri­es françaises ont récemment été rachetées : Bercloux, en Charente-Maritime, par Les Bienheureu­x (Bellevoye) ; Brenne, à Cognac, par Samson & Surrey (des anciens de Bacardi) ; Claeyssens, dans le Nord, par les Brasseries SaintGerma­in ; et le Domaine des Hautes Glaces, en Isère, par Rémy Cointreau. Des groupes qui n’ont pas l’habitude de faire de la figuration sur la scène internatio­nale des spiritueux… D’ailleurs, Rémy Cointreau vient d’annoncer la constructi­on d’un nouveau site capable de tripler la production de single malt dans le Trièves, entre les massifs du Vercors et du Dévoluy. Premier étage de la fusée paré pour le décollage ?

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Ouverture « S’inscrire dans son terroir est une bonne chose, mais le régionalis­me a ses limites », admet Philippe Jugé, DG de la Fédération du whisky de France.
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 ??  ?? Pionnière Dans la même famille depuis cinq génération­s, des fermiers distillate­urs de Meurthe-et-Moselle, Rozelieure­s produit son whisky avec de l’orge cultivé au pied de ses alambics.
Pionnière Dans la même famille depuis cinq génération­s, des fermiers distillate­urs de Meurthe-et-Moselle, Rozelieure­s produit son whisky avec de l’orge cultivé au pied de ses alambics.
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PHOTOS:Y.RICHARD/SDP-SDP

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