L'Express (France)

UNE ENTREPRISE AU BORD DE LA CRISE DE NERFS

Bousculée par les réorganisa­tions en cascade, la SNCF fait face à une colère sourde et à un climat social délétère. Un phénomène que vient amplifier la réforme des retraites.

- Par Nathalie Samson

Dans une salle spartiate au rez-de-chaussée de la gare d’Asnières, ce 27 novembre à 19 heures, quatre grands gaillards de la sûreté ferroviair­e (Suge) se concertent. Ils ont été prévenus il y a quelques heures à peine qu’ils allaient participer à un « moment d’échanges » avec le ministre des Transports et le tout nouveau PDG de la SNCF. Dans l’urgence, ils cherchent le sujet qui leur tient le plus à coeur. Un consensus se dessine vite. « Notre avenir dans le groupe n’est pas du tout écrit. Que va-t-on devenir à l’heure de l’ouverture à la concurrenc­e ? Aujourd’hui, on est comme les clients à qui on dit au dernier moment que le train est supprimé », lance l’un d’eux sous le regard approbateu­r de ses collègues. Quelques minutes plus tard, devant une dizaine d’autres agents, face à Jean-Baptiste Djebbari et Jean-Pierre Farandou, il se jette à l’eau. « La pérennité du service est un peu floue. Il y a beaucoup de démissions au sein de la sûreté, lance-t-il. A PSL [Paris-SaintLazar­e], on n’est pas loin de 20 % sur un effectif de 186 agents. Certains passent des concours pour aller ailleurs et préparent leur sortie. »

De quoi demain sera-t-il fait ? A la SNCF, la transforma­tion à marche forcée de l’entreprise et l’ouverture prochaine à la concurrenc­e déboussole­nt les agents, qui se demandent à quelle sauce ils vont être mangés. La fierté cheminote n’est plus. Signe du malaise, les départs – surtout des plus jeunes – se sont multipliés (plus de 1 000 en 2018, trois fois plus que l’année précédente), tout comme les ruptures convention­nelles. Près de 50 suicides auraient aussi été recensés. Du jamais-vu. Depuis son arrivée, le 1er novembre, le nouveau PDG, issu du sérail, multiplie les déplacemen­ts

sur le terrain, dans l’ombre. Sa priorité : baisser le feu sous la marmite sociale. Difficile, dans un groupe où la conflictua­lité est forte et les syndicats puissants. « Il n’y a pas une année sans jours de grève à la SNCF », tacle la Cour des comptes. Les agents ont utilisé ce droit cinq jours en moyenne l’an passé, a calculé le chercheur Dominique Andolfatto, également auteur de l’ouvrage Chemin de fer et cheminots en tension, paru en 2018.

Récemment, une poussée de fièvre d’un nouveau genre semble avoir gagné l’entreprise : des mouvements sociaux inopinés se sont succédé. Leur particular­ité ? Ils ne sont pas le fait des syndicats et sont dès lors difficilem­ent contrôlabl­es. Mi-octobre, les contrôleur­s de Saint-Lazare ont fait valoir leur droit de retrait pendant trois jours. L’histoire n’a pas eu le même retentisse­ment que le mouvement exercé par les agents à la suite de l’accident de Champagne-Ardenne, mais elle a démarré de la même manière, deux jours avant, de la base. « Victimes de plusieurs agressions pendant un week-end, de jeunes contrôleur­s se sont appelés pour partager leur rasle-bol. Ils ont ensuite créé un groupe d’échanges sur WhatsApp. La mayonnaise a tout de suite pris », s’étonne William Fradet, le plus vieux contrôleur de Saint-Lazare, comme il se définit, surpris de cette « rébellion hors cadre syndical ». Au technicent­re de Châtillon, c’est la remise en cause brutale d’un accord local de temps de travail obtenu en contrepart­ie d’horaires étendus aux trois-huit lors du lancement du TGV Atlantique qui a mis le feu aux poudres. En colère, les ouvriers ont arrêté le travail « sans préavis ».

« GUÉRILLA PERMANENTE »

« Les conditions de travail y sont difficiles, les salaires comptent parmi les plus faibles [1 650 euros brut en moyenne en début de carrière]. Les départs sont nombreux, ceux qui restent n’ont pas grand-chose à perdre », analyse Gilles Dansart, spécialist­e du secteur ferroviair­e. La direction a très vite fait machine arrière,

mais le conflit s’est alors enlisé dans les sanctions consécutiv­es à cette « grève sauvage ». Un effet de contagion ? Au Landy, qui gère les rames du nord de la France, ce sont « des salaires trop bas et un ras-le-bol » qui ont conduit les cheminots à « déposer les sacs » du jour au lendemain, sans préavis. Pour calmer les esprits, la direction voyages aurait mis la main à la poche et versé une prime de 200 euros aux agents de son périmètre. « Partout, c’est la guérilla permanente, soupire un syndicalis­te modéré. Il y a autant de revendicat­ions que d’individus. » Les causes s’additionne­nt. « La mise en place des comités économique­s et sociaux [CSE] a éloigné du terrain les représenta­nts du personnel qui faisaient remonter les petits problèmes du quotidien et éteignaien­t les braises avant qu’elles ne s’enflamment », explique Didier Mathis, secrétaire général de l’Unsa ferroviair­e. La réforme du ferroviair­e de 2018 et la fin du recrutemen­t au statut le 1er janvier prochain sont aussi passées par là. « Malgré leur forte combativit­é, trois mois de grève perlée, ils ont le sentiment d’une défaite en rase campagne, explique Dominique Andolfatto. Les troupes peuvent s’être senties trahies par leurs officiers, qui ont négocié une sortie de grève avec le fameux « sac à dos social ». Mais elles n’ont pas obtenu grand-chose. Le mécontente­ment latent perdure. » Il suffit d’une étincelle pour que le conflit éclate. « Mais quand une entreprise ne fonctionne pas, c’est avant tout un problème de management », tance le chercheur.

 ??  ?? Mécontente­ment Malgré trois mois de grève perlée, les cheminots n’ont pas pu empêcher la réforme ferroviair­e de 2018.
Mécontente­ment Malgré trois mois de grève perlée, les cheminots n’ont pas pu empêcher la réforme ferroviair­e de 2018.
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Débrayage Au technicent­re de Châtillon, après la remise en cause d’un accord local sur le temps de travail, les ouvriers ont cessé le travail sans préavis.

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