LE FRET FERROVIAIRE AU BORD DE LA FAILLITE
Les cheminots du fret contestent eux aussi la réforme du gouvernement. Mais une grève prolongée risquerait de mettre, un peu plus encore, leur avenir en péril.
Comme leurs camarades de la SNCF réseau ou voyageurs, les agents du fret sont sur le qui-vive en ce début décembre. L’inquiétude et la colère les poussent à se mobiliser contre le gouvernement. Pour le maintien de leur régime spécial de retraite, mais aussi, plus largement, pour leur avenir.
« Dans la branche fret, la question de la grève est plus sensible qu’ailleurs à la SNCF, car on sait que le moindre conflit peut mettre à mal notre activité, déjà en très grande difficulté, reconnaît Xavier Lemaire, élu Unsa au comité social et économique, le CSE fret. Les employés savent qu’un débrayage trop long peut entraîner des pertes de marché… Les clients se tourneront vers les concurrents ferroviaires ou même vers les transporteurs routiers ! » Lors du mouvement social de 2018, il y avait eu moins de grévistes dans la partie fret que dans le reste du groupe.
« Les gars ont bien ce risque en tête, mais là, le contexte est différent, s’enflamme Pierre-Olivier Bonfiglio, président de la commission CSE fret pour la CGT. Le ras-le-bol n’a jamais été aussi élevé : ça fait des années que l’on se sacrifie, que l’on fait des efforts, et la direction ne peut toujours pas garantir notre activité, elle n’a pas de cap… Si, en plus, le gouvernement s’attaque à notre retraite, ce n’est plus possible, on ne peut pas laisser faire ! »
Pour cette entité de la SNCF dédiée au transport de marchandises, la lente descente aux enfers dure maintenant depuis près de quinze ans. L’Etat actionnaire a bien remis au pot 1,4 milliard d’euros en 2005. Il y a eu aussi la diminution massive du nombre de gares de triage et la réduction conséquente du parc de wagons… Rien n’y a fait. Soumise à la concurrence depuis 2006, la filiale fret ne cesse de perdre des parts de marché : certes, elle conserve encore quelques grands comptes comme ArcelorMittal – son premier client –, Total, PSA, ou encore Kronenbourg, mais elle a du mal à rivaliser avec les autres entreprises privées. Trop chère, trop vétuste, pas assez compétitive.
Un symbole : le train de primeurs Perpignan-Rungis, dont le trafic a été suspendu le 14 juillet dernier. Vieux de quarante ans, les wagons étaient jugés obsolètes et leur remplacement nécessitait un investissement de 20 à 30 millions d’euros, un coût que personne ne souhaitait assumer. Grâce à la mobilisation des élus locaux, des syndicats, mais aussi de la population, la ligne va renaître de ses cendres le 15 décembre prochain. Les 800 kilomètres de rails sur lesquels circulent, chaque année, près de 400 000 tonnes de fruits et légumes dans des wagons réfrigérés en provenance du sud de la
France, d’Espagne ou du Maroc, seront donc maintenus. Mais la livraison se fera désormais via un combiné entre le rail et la route – les caisses mobiles des camions seront transbordées sur le train. Mais c’est Novatrans, ex-filiale de la SNCF, spécialiste de ce type de convois, qui a récupéré le contrat.
Pourtant, ces dernières années, pour réduire ses coûts, Fret SNCF n’a pas hésité à tailler drastiquement dans les effectifs : des 15 000 personnes travaillant dans l’entreprise en 2008, il n’en reste que 5 300 aujourd’hui, dont plus de 90 % ont encore le statut de cheminot. Il n’empêche, les pertes opérationnelles s’accumulent. La dette a dépassé 5,2 milliards d’euros fin 2018.
Dans sa réforme, le gouvernement a prévu de filialiser Fret SNCF, qui deviendra, le 1er janvier 2020, une société par actions simplifiée, une SAS. Reste que l’opération n’est possible que si la future entreprise est allégée du fardeau de sa dette, laquelle devrait être reprise par la maison mère SNCF. « Le gouvernement a validé le principe dans les ordonnances, mais il faut bien comprendre qu’il doit maintenant obtenir le feu vert de Bruxelles », explique Philippe Moritz, ledirecteurdelacommunicationdeFret SNCF. Si la commission vient à refuser cette recapitalisation comptable, d’autres options devront être envisagées, mais il y a de fortes chances que Fret SNCF dépose le bilan.
Les agents sont d’autant plus soucieux que le transfert de la dette envisagé par le gouvernement français, simple sur le papier, peut vite être contrarié : les groupes rivaux de Fret SNCF ont en effet la possibilité de déposer des recours au titre de la distorsion de concurrence. D’ailleurs, avant de statuer, la Commission européenne va devoir instruire une plainte émise, en 2016, par deux concurrents de l’entreprise pour aide d’Etat illégale. La procédure, complexe, implique plusieurs autres opérateurs historiques étrangers, mais elle menace comme une épée de Damoclès au-dessus de l’activité de transport de marchandises.
Les agents de Fret SNCF comptent sur Bruxelles pour sauver leur société… au nom de l’environnement. « Fret SNCF qui disparaît, c’est la moitié des volumes transportés par le train qui se retrouvent directement acheminés par la route, dans les camions… Autant dire une catastrophe écologique », alerte un membre de l’exécutif. Le gouvernement français espère même obtenir de l’argent de la Commission, via le Green New Deal, en vue de rénover le fret ferroviaire : il compte sur quelque 200 millions d’euros.
1000 SUPPRESSIONS DE POSTES D’ICI À 2023
Pour l’heure, la direction cherche à retrouver du souffle, en continuant notamment à diminuer la masse salariale : 1 000 suppressions de postes sont prévues d’ici à 2023, et une négociation s’ouvrira en début d’année avec les syndicats pour remettre à plat l’organisation du travail. La vente de biens fonciers est aussi dans les tuyaux, mais « on aimerait l’éviter, car cela reviendrait à vendre les bijoux de famille », confie un membre de la direction.
Enfin, le gouvernement français a promis de doter la nouvelle société d’un petit capital. Près de 170 millions d’euros de fonds propres, ce qui, selon les experts, correspond à peine à deux ans de trésorerie.Surtout, cette somme pourrait très vite être réduite à néant si l’équilibre opérationnel n’est pas atteint. Or le « meilleur » résultat de ces dernières années est… une perte de 86 millions en 2015. L’année dernière, la grève perlée a gravement pénalisé le fret puisque l’exercice 2018 s’est soldé par une perte de plus de 170 millions d’euros, alors que le budget prévoyait un déficit de « seulement » 90 millions d’euros. Cet écart est en grande partie dû au mouvement social, dont l’impact est estimé à 70 millions d’euros. Et c’est sans compter le manque à gagner en matière de chiffre d’affaires potentiel, évalué à environ 110 millions d’euros.
« C’est pour cette raison que la plupart des salariés espèrent, au fond, que la grève ne durera pas longtemps, pas au-delà du 9 décembre en tout cas, car pour nous, ce serait catastrophique », conclut Xavier Lemaire, de l’Unsa. Et d’ajouter : « Mais pour cela, il faut que le gouvernement d’Edouard Philippe fasse un geste. »
Le « meilleur » résultat de ces dernières années est une perte de 86 millions en 2015