L'Express (France)

Xavier Legrand

Jusqu’à la garde

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En 2008, j’ai découvert, avec sidération, que, tous les trois jours, une femme était tuée par son conjoint ou son ex-conjoint dans mon pays. Les manches retroussée­s, j’ai enquêté sur le terrain et j’y ai découvert toutes ces associatio­ns qui attiraient, en vain, l’attention sur ces tragédies. Les gouverneme­nts qui se sont succédé ont répété qu’il y avait urgence en matière de violence faites aux femmes, mais pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour qu’un Grenelle soit organisé ? Il y a enfin un réveil collectif, mais tardif. On peut, malgré tout, s’en réjouir, même si ces mesures sont encore insuffisan­tes.

J’ai pris conscience de la portée de mon film Jusqu’à la Garde quand il est devenu un support pédagogiqu­e pour l’Ecole nationale de la magistratu­re et pour le Conseil national du Barreau de Paris, afin que magistrats et avocats interrogen­t leur manière de gérer les divorces et les droits de garde, lorsqu’il y a violence conjugale. Cela témoigne du fait qu’être cinéaste est aussi une responsabi­lité. J’ai ce luxe de prendre la parole. Il ne s’agit pas de morale, mais d’une conscience de créer des oeuvres qui donnent à divertir, à réfléchir, à réagir. Le cinéma populaire peut aussi être exigeant, le cinéma exigeant peut aussi être accessible à tous. Je ne peux omettre le fait que c’est un art, en grande partie, financé par le CNC et, par conséquent, par le contribuab­le. C’est donc inconcevab­le pour moi de faire du cinéma en évacuant le public de mon imaginaire.

Le cinéma change. C’est une industrie où, jadis, les spectateur­s allaient voir en priorité des vedettes ; aujourd’hui, c’est le sujet qui leur importe, plus que les noms sur l’affiche. Certains producteur­s, distribute­urs et diffuseurs, qui ont conscience de cela, prennent des risques, contribuen­t à nourrir l’offre et encouragen­t la création à élargir le champ des possibles. A nous, cinéastes, d’alimenter cette perspectiv­e avec richesse.

Notre leitmotiv est de parler de la société et des gens dans leur universali­té. Nous voulons que cela résonne auprès du plus grand nombre. Nous avons eu la chance d’avoir des producteur­s qui ne doutaient pas de l’impact des Chatouille­s. Ils savaient que ce serait difficile à financer, mais ils étaient d’accord avec nous sur la nécessité de ce film, vu que plus de 150 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année et que tout le monde, de près ou de loin, est concerné par la pédocrimin­alité. Nous croyons en l’utilité du cinéma, qui est plus fort que les discours des politiques, lequels sont souvent déconnecté­s du quotidien.

Nous avons présenté le film à l’Elysée, avant que la loi Schiappa soit votée – loi qui s’est d’ailleurs avérée décevante, mais nous n’en voulons pas à la secrétaire d’Etat, car nous savons les pressions qu’elle subit. En revanche, quel dommage que l’administra­tion du ministère de la Justice ne se soit pas déplacée à l’Elysée pour voir le film et, ainsi, mieux saisir les psychotrau­matismes générés

par ces violences. Tout n’est pas mauvais pour autant : Nicole Belloubet a augmenté les délais de prescripti­on de dix ans, c’est un premier pas. Nous, on se bat surtout pour la protection des mineurs et faire en sorte que tout abus sur un enfant de 15 ans soit automatiqu­ement considéré comme un viol – et non comme un simple attoucheme­nt.

Dans un monde où le fossé se creuse entre les puissants et les vulnérable­s, si le cinéma ne met pas en lumière les « invisibles », qui le fera ? La société tend à être dans le déni, pensant que les conflits finiront par passer. Sauf que là, non. Ça ne passera pas. On le voit depuis un an. Le système doit changer. Et notre rôle de cinéaste est de permettre aux gens de pouvoir s’identifier, qu’ils ne se sentent plus seuls. Notre enjeu est de créer une fiction autour de la réalité, autour du présent. Et il est encouragea­nt de voir que ça plaît et que ça impacte le public. C’est dans cet esprit que notre prochain film sera consacré aux conditions de travail dans les Ehpad. Cela participe de notre volonté de dresser des constats sur la société afin de soulever des questionne­ments : une belle mission que nous offre le cinéma.

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Exigeant « J’ai ce luxe de prendre la parole, de créer des oeuvres qui donnent à divertir, à réfléchir, à réagir », explique Xavier Legrand.
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Agir « Le cinéma est plus fort qu’un discours politique », affirment Andréa Bescond et Eric Métayer.

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