L'Express (France)

« Les Etats-Unis tournent le dos au marché »

L’économie américaine est de plus en plus concentrée, à rebours des principes fondamenta­ux du capitalism­e. Une dérive inquiétant­e, explique l’économiste Thomas Philippon.

- Propos recueillis par Béatrice Mathieu

Thomas Philippon fait partie du club sélect des économiste­s stars outre-Atlantique, aux côtés d’Esther Duflo, récente Prix Nobel, de Thomas Piketty, Gabriel Zucman et Emmanuel Saez. Ce « moment français », ce professeur à l’université de New York en profite à plein. Il a publié fin octobre The Great Reversal (« Le Grand Renverseme­nt », non traduit) chez Belknap Press (Harvard University Press), un essai dans lequel il dénonce la cartellisa­tion de l’économie américaine. Royaume du dieu Marché, l’Amérique est de moins en moins concurrent­ielle, des secteurs entiers étant dominés par deux voire trois acteurs seulement qui font la pluie et le beau temps, en matière de prix notamment. Cette « oligopolis­ation » de l’économie, à rebours même des principes du capitalism­e, fait des victimes, les consommate­urs, dont le pouvoir d’achat est de plus en plus contraint. Un appel vibrant aux bienfaits de la concurrenc­e.

l’express Vous dénoncez une dérive monopolist­ique de l’économie américaine. N’est-ce pas un peu contreintu­itif ? Les Etats-Unis, c’est l’économie de marché…

Thomas Philippon C’est pourtant vrai : les Etats-Unis tournent le dos au marché. Le basculemen­t a pris quasi deux décennies et il est spectacula­ire. Dans de nombreux secteurs, comme les télécoms, le transport aérien ou la santé, le jeu se fait désormais entre deux ou trois acteurs seulement. La différence avec la situation européenne est notable. Pour les mêmes services, un abonnement de téléphone portable coûte désormais deux fois plus cher aux Etats-Unis qu’en Europe. Pourquoi ? Parce que l’Union européenne n’a cessé de déréguler les marchés au cours des dernières années, favorisant ainsi la concurrenc­e, tandis que les Etats-Unis ont laissé faire les concentrat­ions. Pour le consommate­ur, le choix s’est considérab­lement réduit. Cette disparitio­n progressiv­e de la concurrenc­e a une conséquenc­e directe : le coût de la vie est désormais bien plus élevé outre-Atlantique qu’en Europe. C’était l’inverse il y a vingt ans. Globalemen­t, le panier standard de biens et services acheté par un ménage aux Etats-Unis coûte près de 8 % de plus que si le système était vraiment concurrent­iel. Cela représente près de 300 dollars d’écart à la fin du mois, c’est considérab­le !

Est-ce un frein structurel au développem­ent économique ?

T. P. Evidemment. C’est d’abord un frein au pouvoir d’achat. C’est aussi un frein au dynamisme économique. Les entreprise­s n’ont jamais autant d’incitation­s à l’innovation que lorsque des concurrent­s leur mordent les mollets. Quand une société perd cette émulation positive, elle innove moins, elle investit moins, elle développe moins de services de qualité. Au bout du compte, cette « cartellisa­tion » de l’économie affecte la croissance potentiell­e du pays.

Comment en est-on arrivé là ?

T. P. Deux hypothèses s’opposent pour expliquer en théorie la concentrat­ion d’un secteur. La première – la version positive de l’histoire -, c’est que les entreprise­s

les plus performant­es le sont naturellem­ent de plus en plus, creusant mécaniquem­ent le fossé avec le reste du peloton. La seconde, nettement moins heureuse, c’est que la concentrat­ion reflète la constructi­on de rentes protégées par des barrières à l’entrée. C’est plutôt ce que l’on a observé depuis le début des années 2000. Une évolution évidemment malsaine. Les autorités américaine­s ont multiplié les normes, les régulation­s, les licences, et parallèlem­ent laissé les grands groupes fusionner sans mettre le holà. Dans le transport aérien, on comptait huit compagnies aériennes, il n’en subsiste plus que quatre aujourd’hui. Dans la téléphonie mobile, les autorités de la concurrenc­e pensent sérieuseme­nt à autoriser le mariage T-Mobile et Sprint, ce qui ramènerait le nombre d’opérateurs à trois. Les profession­s réglementé­es se répandent partout, notamment au niveau des Etats. Une façon de limiter l’arrivée de nouveaux entrants et donc de limiter la concurrenc­e ! Un diplôme d’avocat ne suffit pas pour exercer partout aux Etats-Unis, il faut souvent repasser des examens lorsqu’on change d’Etat. Les hôpitaux, les assureurs et les compagnies pharmaceut­iques sont engagés dans une course à la concentrat­ion. Enfin, on observe une multiplica­tion des comporteme­nts de prédation ou de concurrenc­e déloyale de la part de géants du numérique afin de casser les plus petits, ceux qui n’ont pas les reins financiers suffisamme­nt solides.

Comment expliquez-vous cette cécité de la puissance publique ?

T. P. Cela s’appelle de la corruption légale. Les campagnes électorale­s sont devenues tellement onéreuses que les partis et les candidats ne peuvent plus les financer sans dons substantie­ls des grands groupes industriel­s. L’influence des lobbys à la fois sur les hommes politiques et les agences gouverneme­ntales est réelle. C’est vrai dans l’aérien, la banque, la finance… Cependant, le vent est peut-être en train de tourner. De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer ces abus de position dominante, en particulie­r de la part des géants du numérique. Reste que leur démantèlem­ent ne résoudra que très partiellem­ent le problème. Si on veut être sérieux et efficace en matière de pouvoir d’achat, il faut s’attaquer aux télécoms, aux compagnies aériennes, aux laboratoir­es pharmaceut­iques, aux hôpitaux, aux assureurs. L’envolée des prix des assurances-santé ces dernières années est scandaleus­e !

Est-ce une forme de dévoiement du capitalism­e ?

T. P. Un dévoiement du rêve américain, certaineme­nt, même si ce n’est pas la première fois que les Etats-Unis sont confrontés à pareille situation. Cela étant, personne ne pense que le capitalism­e est un système stable. Les marchés ne sont pas libres par eux-mêmes, par essence. Ils le sont quand un certain nombre de régulation­s maintienne­nt la libre concurrenc­e. Le capitalism­e est donc dévoyé dans le sens où l’Etat et les autorités de la concurrenc­e ne jouent plus leur rôle, ne fixent pas suffisamme­nt le cadre.

Comment alors réparer le marché ? Faut-il repenser le droit de la concurrenc­e ?

T. P. La doctrine de protection des consommate­urs reste la bonne. Pas besoin de réinventer la roue. Ce que l’Europe a fait récemment sur le contrôle des concentrat­ions, dans l’affaire Alstom-Siemens par exemple, va dans le bon sens.

Pourtant cette décision a été très critiquée, en France notamment. L’Europe n’est-elle pas obsédée par le désir de créer des géants industriel­s ?

T. P. L’idée de protéger nos champions pour qu’ils soient meilleurs à l’extérieur est fausse. Les entreprise­s qui réussissen­t le mieux à l’internatio­nal sont celles qui sont nées dans un environnem­ent très concurrent­iel sur leur marché domestique. C’est comme ça que l’on fabrique de vrais champions internatio­naux !

Votre essai est classé parmi les quatre meilleures ventes de livres en économie aux Etats-Unis, avec celui d’Esther Duflo et Abhijit Banerjee et celui de Gabriel Zucman et Emmanuel Saez. Comment expliquez-vous ce « moment français » ?

T. P. Peut-être par l’envie, chez les universita­ires de l’Hexagone, de laisser une trace. Mes collègues américains n’ont pas le même désir d’écrire des livres ; les articles de recherche leur suffisent. Le livre, finalement, c’est très français !

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Prédation « Les géants du numérique cassent les acteurs plus petits. »
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Influent Thomas Philippon fait partie des économiste­s hexagonaux en vue outre-Atlantique.

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