“A 14 ans, à la sortie du collège, on n’est pas supposée vivre à l’hôtel avec un homme de 50 ans, ni se retrouver dans son lit…”
« A 14 ans, à la sortie du collège, on n’est pas supposée vivre à l’hôtel avec un homme de 50 ans »
L’écrivain n’a jamais fait mystère de son attirance pour les très jeunes gens. Le témoignage glaçant de l’une de ses ex-amantes, âgée de 14 ans à l’époque, paraît la semaine prochaine. A l’heure de #MeToo, il pourrait déclencher une déflagration dans le milieu littéraire, qui a toujours soutenu le sulfureux romancier.
L «es pédophiles à Cayenne ! » Le cri a jailli dans la nuit. Puis un autre : « Après l’affaire Jeffrey Epstein, éradiquons les réseaux pédophiles ! » Tout en hurlant, la poignée d’étudiants nationalistes force la porte de l’Eurydice, un café du Quartier latin. A l’intérieur, c’est la stupeur. En cette soirée du 17 octobre 2019, une petite assemblée était venue assister à une causerie littéraire de Gabriel Matzneff, à l’invitation de la revue Raskar Kapac, qui honore régulièrement des écrivains « infréquentables ». Et infréquentable, Matzneff l’est. Voilà des décennies qu’il décrit dans ses livres ses aventures sexuelles avec filles et garçons parfois âgés de 12 ou 13 ans seulement.
Il ne faut que quelques secondes à ses supporters pour faire corps autour de « Gabriel ». Pendant ce temps, à l’entrée du café, une bataille rangée éclate entre intrus et « matzneffiens ». Cris, coups de poing, mobilier qui s’effondre. Les perturbateurs sont finalement jetés sur le trottoir. La soirée littéraire est gâchée. Gabriel Matzneff est marqué.
En soixante ans de « carrière », c’est la première fois qu’il est agressé de la sorte.
Et ce que l’auteur des Moins de seize ans ne sait pas encore, ce soir-là, c’est que le plus dur reste sans doute à venir. Le 2 janvier prochain, Vanessa Springora, l’une de ses anciennes jeunes amantes, aujourd’hui âgée de 47 ans et récemment nommée directrice des éditions Julliard, publiera Le Consentement (Grasset), un récit sans concession sur son expérience avec le romancier au crâne de bonze tibétain. Oui, l’époque a changé. L’heure est venue pour les « victimes » de s’exprimer. Et Le Consentement pourrait bien être au milieu littéraire ce que le témoignage d’Adèle Haenel a été pour le monde du cinéma : une déflagration.
Dans Le Consentement, l’homme s’appelle G., mais le doute n’est pas permis. Vanessa Springora avait 13 ans, lorsque, au milieu des années 1980, sa mère, attachée de presse dans l’édition, l’amène à un dîner. Matzneff est présent. Il « flashe » littéralement sur la jeune fille. Dans les jours qui suivent, il l’appelle, lui écrit, la guette à la sortie de son collège. Elle décrit le « trouble d’être désirée pour la première fois », qui plus est par un homme de lettres célèbre. Elle a 14 ans lorsqu’ils couchent ensemble pour la première fois (rappelons que l’âge de la majorité sexuelle est de 15 ans en France). Lui en a 50.
Dès lors, Vanessa Springora partage sa vie entre le collège, où elle se rend de moins en moins, et la chambre de l’hôtel du bout de la rue où Matzneff s’est installé. Sa mère, féministe, finit par se résoudre à cette relation scandaleuse. Son père est aux abonnés absents. Alors, l’écrivain emmène la collégienne à des dîners, où elle croise la fine fleur de Saint-Germain-des-Prés. Ils rendent visite à son ami Cioran et à son épouse.
Elle l’accompagne à Apostrophes, la sacro-sainte émission de Bernard Pivot. Un jour, alors que l’auteur est en convalescence à l’Hôtel-Dieu, le téléphone sonne. Vanessa décroche. C’est François Mitterrand, alors président de la République, qui vient prendre des nouvelles de son « cher Gabriel ». Pendant des années, l’écrivain gardera dans son portefeuille une lettre du chef de l’Etat comme un bouclier à dégainer en cas d’ennuis avec la police.
Seule une personne enverra des lettres anonymes à la brigade des mineurs. Matzneff sera convoqué, mais le peu de zèle que les policiers mettront à enquêter en dit long sur la manière dont la question est envisagée à l’époque. « A 14 ans, à la sortie du collège, on n’est pas supposée vivre à l’hôtel avec un homme de 50 ans, ni se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche à l’heure du goûter », résume abruptement Vanessa Springora dans son récit clinique et jamais vindicatif.
UN « CHATON » DE 12 ANS
Le plus stupéfiant, c’est que Matzneff lui-même avait déjà raconté en détail son aventure avec « Vanessa » dans La Prunelle de mes yeux (Gallimard), paru en 1993. « Du point de vue du chasseur », nuance Springora. Elle a voulu faire entendre la voix de la « proie ». Car son ancien amant n’a jamais fait mystère de ses penchants pour les jeunes personnes. On pourrait même dire qu’il en a fait son « fonds de commerce ». En 1974, il publie chez Julliard un manifeste au titre explicite, Les Moins de seize ans, dans une collection qui, signe des temps, est dirigée par Jacques Chancel, l’homme des soirées familiales du Grand Echiquier. « L’un des êtres les plus sensuels, les plus doués au lit que j’ai connu de ma vie était un garçon de 12 ans », y confesset-il, entre deux apologies du tourisme sexuel. Pendant des années, il se rendra d’ailleurs à Manille, aux Philippines, évoquant parfois des relations avec
un « gosse » de 11 ans. Il se vante aussi d’avoir obtenu une fausse carte de moniteur scout (!), qui lui sauvera un jour la mise à Venise, lorsqu’un père suspicieux prendra ombrage de sa relation avec son fils, « un chaton de 12 ans »… L’une des grandes ambiguïtés de Matzneff a toujours été de brandir médiatiquement des aventures « acceptables », du moins légalement, avec des lycéennes de 16 ans, quand, en réalité, il est attiré par des « petits chats » bien plus jeunes.
Aujourd’hui âgé de 83 ans, celui qui fut l’ami de Montherlant et d’Hergé promène toujours sa silhouette de sulfureux dandy dans les cocktails de Saint-Germain-des-Prés. Le petit milieu le fête comme l’un des siens. Il a été éditorialiste à Combat ou au Monde et tient encore aujourd’hui une chronique régulière sur le site du Point. Autre signe de « notabilité », Matzneff publie depuis des décennies chez Gallimard, tout d’abord dans la collection « L’Infini » dirigée par son ami Philippe Sollers, puis dans la prestigieuse « Blanche ». Il y a encore fait paraître, le mois dernier, L’Amante de l’arsenal. Journal 2016-2018, dans lequel il conte un thé chez BernardHenri Lévy ou un déjeuner chez JeanMarie Le Pen. Entre 1984 et 2010, il percevait même une petite mensualité de la maison Gallimard. En 2013, consécration suprême, l’un de ses livres, Séraphin, c’est la fin ! (la Table Ronde), obtient le prix Renaudot de l’essai. Voilà des années que son compagnon de voyage à Manille, Christian Giudicelli, membre du jury, militait en sa faveur, soutenu par les jurés Patrick Besson et Frédéric Beigbeder, qui n’ont jamais fait mystère de leur admiration pour l’« archange aux pieds fourchus ».
PROCHE DE MITTERRAND
Ce prix, c’est la promesse d’une petite rentrée d’argent. Car ses ouvrages, un peu répétitifs aux dires même de ses thuriféraires, se vendent très peu, entre 800 et 3 000 exemplaires en moyenne. Matzneff a toujours tiré le diable par la queue. Il a pu compter sur l’aide discrète de mécènes, comme Yves Saint Laurent, qui a pris en charge ses frais d’hôtel à l’époque de son aventure avec « Vanessa ». L’Académie française, où il compte aussi quelques supporters, lui a également remis quelques prix – Mottart en 1987 (40 000 francs), Amic en 2009 (3 000 euros). Enfin, depuis une quinzaine d’années, le Centre national des lettres (CNL), une émanation du ministère de la Culture, lui verse une aide annuelle. Selon son président actuel, ces aides se justifient par « la situation sociale et l’apport global à la littérature » d’écrivains souvent âgés. Le montant de l’aide versée à Matzneff est secret-défense, mais ces allocations annuelles sont en général de l’ordre de 7 500 euros. Particularité de la sienne : « Elle lui a été accordée par un ministre de la Culture de l’époque », précise le président du CNL, qui ne veut pas en dire plus…
Et puis il y a Apostrophes, qui a beaucoup fait pour l’aura de « M. le Maudit ». Il a été invité à cinq reprises sur le plateau de Bernard Pivot. Au tournant des années 1970, le récit de ses aventures avec des « minettes » ne suscite que des réactions amusées des autres invités. « Autre temps, autre morale, commente Bernard Pivot aujourd’hui. C’était un écrivain talentueux, et sa présence ne choquait personne à l’époque. Je n’ai pas souvenir d’avoir reçu des plaintes de téléspectateurs. C’est un peu comme pour Polanski, qui était aussi invité à la télévision sans que personne n’y trouve rien à redire. »
Tout va pourtant basculer un jour de mars 1990. Ce soir-là, l’écrivain au sourire de faune déroule ses « amours décomposées » sous les regards bienveillants du plateau d’Apostrophes. Soudain, l’auteure québécoise Denise Bombardier prend la parole : « M. Matzneff me semble pitoyable, attaque-t-elle. Il nous raconte dans
son livre ennuyeux qu’il sodomise des petites filles de 14 ans. Les vieux messieurs attirent les enfants avec des bonbons, M. Matzneff les attire avec sa réputation. Mais comment ces filles s’en sortent-elles ensuite ? Elles sont flétries. » On croirait lire un résumé prémonitoire du Consentement. Réponse embarrassée de l’intéressé : « Il n’y a pas de limite à la littérature. »
Tollé dans le Landerneau littéraire. Dans Le Monde, Josyane Savigneau s’insurge contre la « sottise » de madame Bombardier et célèbre « les amours voluptueuses, tendres, et somme toute anodines d’un homme très pacifique ». Ce que l’on sait moins, c’est que l’épisode Apostrophes a gêné l’Elysée. Car Matzneff relatait dans son ouvrage un déjeuner avec le chef de l’Etat. « Cher Matzneff, continuez votre bon travail », lui aurait lancé François Mitterrand ce jour-là. Hasard du calendrier, Denise Bombardier a rendez-vous quelques jours plus tard avec François Mitterrand. Quand la Québécoise s’étonne de la complaisance de la France à l’égard de Matzneff, le chef de l’Etat répond : « Vous les connaissez comme moi, ces intellectuels parisiens ! Ils sont si obsédés de paraître libéraux, surtout en ces matières délicates, qu’ils errent. »
« Dans les années 1970 et encore au début des années 1980, pour certains, la pédophilie était incluse dans une revendication plus générale des gays ou des féministes en faveur de la liberté sexuelle, rappelle Pierre Verdrager, sociologue et auteur de L’Enfant interdit. Comment la pédophilie est devenue scandaleuse (Armand Colin). On invoque alors la psychanalyse, qui présente l’enfant comme un pervers polymorphe, et on dénonce le carcan de la famille bourgeoise. C’est aussi la période où les photographies ambiguës de David Hamilton ne choquent personne. »
« PARS TE PLANQUER ! »
Cette tolérance est particulièrement marquée dans les milieux intellectuels. En 1977, une pétition lancée par Gabriel Matzneff, prenant la défense de trois pédophiles poursuivis devant la cour d’assises des Yvelines pour avoir eu des relations avec des enfants de 12 et 13 ans, est publiée dans Le Monde. Parmi les signataires, Louis Aragon, Simone de Beauvoir, Roland Barthes, Jack Lang, Bernard Kouchner… « Aujourd’hui encore, les milieux littéraires valorisent la singularité, la transgression, et ne veulent surtout pas être mis dans le camp des juges qui censurèrent jadis Baudelaire ou Sade », poursuit Pierre Verdrager. « Votre rôle est d’accompagner Gabriel sur le chemin de la création et de vous plier à ses caprices », ordonnera d’ailleurs un jour Cioran à la jeune Vanessa Springora, qui cherchait désespérément du réconfort auprès de l’oracle roumain. Une scène glaçante.
Comment Gabriel Matzneff va-t-il réagir à la publication de l’ouvrage de son ex-amante, qu’il traite déjà de « renégate » depuis des lustres dans son Journal ? Invoquera-t-il « l’étoile jaune de la pédophilie » qu’on voudrait lui coudre sur la vareuse, comme il a l’habitude de le faire ? « Il est persuadé que de grandes voix vont prendre sa défense. Mais qui courra ce risque dans le contexte néopuritain d’après #MeToo ? », s’interroge l’un de ces proches. Matzneff réfléchit aussi à la possibilité de publier une tribune en réponse. Une tribune dans laquelle, comme à son habitude, il ne manquera pas de citer les lettres énamourées que lui écrivait la jeune Vanessa. Un de ses amis a été plus radical : « Gabriel, pars te planquer en Italie en attendant que tout ça se tasse ! Ça va être terrible ! »
Invoquera-t-il « l’étoile jaune de la pédophilie » qu’on voudrait lui coudre sur la vareuse ?