Sylvain Tesson, icône réac
Ses livres sont des best-sellers et sa critique de l’époque séduit les Français. Et si, derrière cette image consensuelle, l’écrivain voyageur incarnait un nouveau visage de la droite antimoderne? Enquête.
Derrière son image consensuelle, l’écrivain voyageur incarnerait-t-il un nouveau visage de la droite antimoderne ? Enquête.
Il y a seulement trois semaines, il était encore à 13 000 kilomètres de la France, au sommet du mont Fitz Roy, en Patagonie. « Là-haut dans la neige, avec un vent à 100 kilomètres-heure, c’est plus terrible que l’Himalaya, se souvient-il. J’étais avec les hommes du Groupe militaire de haute montagne, qui s’entraînent au saut extrême. » Loin, très loin des compteurs de ventes de La Panthère des neiges (Gallimard), son prix Renaudot qui vient de passer la barre faramineuse des 500 000 exemplaires. Les paralpinistes qui partagent son bivouac glacé imaginent-ils que cet écrivain à la gueule cassée vend autant que le Goncourt ?
Changement de décor deux jours plus tard. Son sac n’est pas encore vidé que Sylvain Tesson se précipite déjà dans une étrange librairie, face au jardin du Luxembourg, à Paris. Ce 3 février, le baroudeur est venu écouter Julien Hervier, le biographe d’Ernst Jünger, cet écrivain allemand conservateur qu’il admire tant. Parmi la trentaine d’initiés, ce nationaliste controversé de l’entre-deux-guerres ne fait pas débat. « Quels sont les liens entre Carl Schmitt et Ernst Jünger ? » demande, au premier rang, Anne-Laure Blanc, fille de l’ancien Waffen-SS Robert Blanc. Petite précision : la Nouvelle Librairie est une officine d’extrême droite, ouverte en 2018. Peu de gens reconnaissent Sylvain Tesson, blouson de cuir et casquette de tweed, qui tend son oreille gauche – la seule valide après sa terrible chute depuis la façade d’un chalet de Chamonix en août 2014 – pour saisir les paroles de l’orateur du soir.
Des montagnes de Patagonie aux rayonnages de la Nouvelle Librairie, le plus célèbre écrivain voyageur de France prend un malin plaisir à être là où on ne l’attend pas. Une gageure pour une icône. D’Alain Souchon à Nicolas Sarkozy, qui le cite régulièrement, tout le monde aime Tesson. Du ministre Bruno Le Maire – « C’est un esprit libre » – à la secrétaire d’Etat à l’Ecologie Brune Poirson – « Il remet l’homme à sa place ». Le caïd Redoine Faïd le lit dans sa cellule entre deux évasions. Même le président Macron s’est fendu d’une lettre dithyrambique à l’écrivain pour
La Panthère des neiges, comme il l’avait déjà fait pour son précédent livre sur Homère.
Oui, Sylvain Tesson est une icône. Comme le furent avant lui le commandant Cousteau, Paul-Emile Victor ou Maurice Herzog. Les Français adorent ces aventuriers qui ramènent dans l’Hexagone un peu de la sagesse puisée sur les océans ou les sommets. Deux millions de livres vendus en douze ans (voir page 25), sans compter les dizaines de conférences à guichets fermés. « Avec Fabrice Luchini, il est le seul pour lequel on a dû refuser du monde aux rencontres du Figaro. On a même vendu les fauteuils derrière les piliers, il y avait 800 personnes à 25 euros la place », se souvient l’un des organisateurs. Jeunes, vieux, Parisiens, provinciaux, tous adorent ses aphorismes percutants sur l’époque. Lui en sourit : « Avant, j’étais lu par des garçons de 25 ans qui se demandaient quel sac de couchage choisir au Vieux Campeur ; après mon accident, mes lecteurs me parlaient de leur cancer ; et maintenant, avec
La Panthère, des lectrices me racontent avoir photographié une mésange. Ce succès, vous savez, c’est juste le syndrome “30 millions d’amis”, les gens adorent les histoires de gros chats… »
Et si c’était beaucoup plus compliqué qu’une histoire de grand félin ? Et si ses saillies contre la modernité faisaient écho à un sentiment plus profond dans la France de 2020 ? « Il critique notre époque, mais vante les beautés du monde, il est de droite mais plaît à la gauche, c’est un nihiliste qui rend les gens heureux », se réjouit son ami l’écrivain David Foenkinos.
Nihiliste peut-être, « réac » sûrement. « Je suis tellement réactionnaire que je préfère le début de mes phrases à leur fin », écrit-il dans Une très légère oscillation (Equateurs). « Il n’y a plus que la Matinale de France Inter pour ne pas s’être rendu compte que Sylvain était de droite », plaisante Maxime Dalle, qui lui a récemment consacré un numéro de sa revue littéraire droitière Raskar Kapac.
Depuis toujours, le coeur de Sylvain Tesson bat à droite. Une affaire de famille : son père, Philippe Tesson, a passé une bonne partie de sa carrière à ferrailler contre les socialistes à la tête de son journal, Le Quotidien de Paris. Et sa nourrice, une réfugiée hongroise, l’a élevé dans la terreur de la faucille et du marteau. Une affaire de conviction, aussi : « Si préférer la liberté à l’égalité, l’aventure individuelle aux actions collectives et la nostalgie à l’avenir, c’est être de droite, alors, oui, je suis de droite », revendique-t-il, attablé dans un café du quartier de l’Odéon. Les figures de la droite ne s’y trompent pas. Bruno Le Maire a récemment dîné dans le repaire de Tesson, non loin de la Seine. « Je lui ai recommandé de ne pas se laisser enfermer dans une case », rapporte le ministre, admiratif. Bruno Retailleau, le chef de la droite sénatoriale, peut citer par coeur certains aphorismes tessoniens. « C’est l’un des meilleurs critiques modernes du technicisme et de la mondialisation », commente-t-il. Le chantre de l’union de la droite et du Rassemblement national Robert Ménard, auquel Tesson a fait escalader Notre-Dame de nuit dans une autre vie, est lui aussi dithyrambique : « C’est un antimoderne courageux, j’adore ce qu’il écrit. »
Ce familier des steppes et des déserts aime tant la liberté qu’il l’exerce sans tabou. « Sylvain est un homme libre, il se moque du qu’en-dira-t-on », confie son ami l’écrivain baroudeur Laurent Maréchaux. Tesson n’a pas craint d’animer le Libre Journal de l’aventure, à la fin des années 1990, sur Radio Courtoisie, autoproclamée « radio de toutes les droites », surtout les plus extrêmes. Ni de préfacer, en 2015, un recueil de romans de Jean Raspail, avec lequel il aimait boire quelques whiskies en lui jouant de la cornemuse. Sylvain Tesson préfère voir dans l’auteur du Camp des saints, roman prémonitoire et raciste sur les migrants, l’aventurier qui partait en canoë à la rencontre de tribus indiennes de la Terre de Feu. Il n’a pas hésité non plus à accorder, trois ans plus tard, une interview qui fera la Une de la revue Eléments, en invitant à son domicile Alain de Benoist, théoricien de la Nouvelle Droite, courant ethno-différentialiste radical né en 1969.
« Oui, j’aime dialoguer avec les infréquentables », assume Sylvain Tesson. Il leur est d’ailleurs fidèle : le 4 novembre, outre sa chère gouvernante hongroise, le lauréat avait tenu à inviter Gabriel Matzneff, pas encore rattrapé par la tempête Springora, au dîner privé organisé dans les salons de Gallimard le soir de son Renaudot. « Même s’il ne cautionne pas les actes, il n’a pas aimé la façon dont l’écrivain a été cloué au pilori », confie un proche. « Et si les lignes ne passaient pas là où les manichéens veulent nous faire croire qu’elles fusent ? Et si le tracé des murs empruntait des sinuosités plus subtiles que les fossés censés séparer les champs ? », écrivait-il en 2012 dans Géographie de l’instant (Equateurs).
Des « infréquentables »
tels Alain de Benoist et
Gabriel Matzneff font
partie de ses relations
Au fond, il se reconnaît un peu dans ces infréquentables, lui le provocateur, l’adorateur de la Russie et de ses neuf fuseaux horaires dans laquelle il aime tellement à se perdre. « Il peut se montrer presque suicidaire, confie David Foenkinos. J’étais à Kiev avec lui en février 2014, trois jours après les événements de Maïdan, il y avait eu des morts, le décor était apocalyptique. Nous avions un peu bu et nous sommes allés sur la place gardée par des soldats ukrainiens. Là, il a commencé à entonner des chants prorusses à tue-tête ! Heureusement, les Ukrainiens ont mis ça sur le compte de la vodka… »
Depuis son accident, l’alcool a disparu de sa vie. « Quand je suis tombé du chalet, j’étais saoul, pourtant, la Sécurité sociale m’a pris en charge. Je ne le méritais pas, commente-t-il. La France est tout de même un pays formidable. » Un temps, et puis : « Je regrette la sociabilité que la boisson induit, mais j’ai découvert la beauté des matins », confie-t-il devant un Perrier à l’heure de l’apéritif. A 47 ans, serait-il devenu plus raisonnable ? L’an dernier, le « dromomane » a été à deux doigts d’acheter une maison du côté de Manosque, en Provence. Il y a renoncé in extremis : le vallon d’à côté était le grand rendez-vous des chasseurs du coin, un « sport » qu’il exècre.
Bien avant les marches pour le climat et Greta Thunberg, ce géographe de formation dénonçait à longueur de pages les pesticides, le plastique qui envahit tout, l’urbanisation galopante, les poulets en batterie. Même verve lorsqu’il fustige la dictature de l’iPhone. « J’ai longtemps cru que Sylvain avait une poche secrète dans laquelle il cachait un smartphone, mais non, il n’en a pas ! » sourit Hugues Dewavrin, qui lui a succédé à la présidence de la Guilde européenne du raid, une association ancrée à droite qui mêle aventure et humanitaire. L’antimoderne conclut désormais toutes ses prestations sur les estrades d’un tonitruant : « Allez tous vous faire connecter ! » Le public applaudit… avant de rallumer l’appareil honni à peine sorti du théâtre.
Et puis, évidemment, il y a la question de l’islam. Un épisode traumatisant a changé à jamais sa vision de cette religion. Une scène d’une violence inouïe, sur laquelle il refuse de s’épancher. Etait-ce lors de son périple dans l’Afghanistan du mollah Omar, en 2001 ? « Vous savez, quand vous sillonnez certaines régions à vélo, vous mesurez le sort horrible qui est réservé aux femmes dans nombre de pays, consent-il seulement à dire. Moi qui crois au pouvoir des mots, je ne peux m’empêcher d’établir un lien avec ce qui est écrit dans le Coran. » Et d’ajouter, un brin provocateur : « Si vous voulez faire peur à vos enfants, ne leur lisez pas les contes de Grimm, mais certaines sourates du Prophète ! » Quinze ans avant que le mot « féminicide » fasse la une, il forgeait dans son Petit traité sur l’immensité du monde (Equateurs) un beau néologisme, le « gynécide », pour désigner les violences systémiques faites aux femmes dans certaines parties du monde. Une trace de l’héritage maternel, sans doute : sa mère, Marie-Claude, féministe disparue en 2014, a créé Equilibres & Populations, une ONG qui prône l’accès à l’instruction et à la contraception pour les filles dans les pays pauvres.
En privé, plusieurs de ses amis s’étonnent : « Avec ce qu’il écrit sur l’islam, c’est un miracle que Sylvain ne se soit pas encore retrouvé au coeur d’une polémique ! » La foudre est pourtant tombée tout près. C’était le 13 janvier 2015. Alors que les rafales des frères Kouachi dans les locaux de Charlie Hebdo résonnent encore dans tous les esprits, son père, Philippe, déclare sur Europe 1 : « D’où vient le problème de l’atteinte à la laïcité sinon des musulmans ? C’est pas les musulmans qui amènent la merde en France aujourd’hui ? » Réprobation générale, procès d’associations antiracistes, les deux soeurs de Sylvain reçoivent même des coups de fil menaçants venus d’Algérie ou du Yémen. Plus que jamais fusionnelle, la famille Tesson fait bloc. L’épisode marque durablement l’écrivain : « Cette saillie de mon père dans la chaleur d’un débat radiophonique méritait une contradiction, pas ce tollé vertueux. Tout de même, l’esprit Ravachol, les bouffeurs de curé, c’est une tradition magnifique de notre pays, non ? » Depuis, le fils avoue faire un peu attention à ce qu’il dit. Ainsi, avant d’aller à l’émission C politique, sur France 5, le 29 novembre dernier, son entourage s’est discrètement assuré que la question du voile ne serait pas abordée sur le plateau.
Faire attention, mais sans renoncer à sa liberté de ton. Encore une fois, l’homme marche sur une ligne de crête aussi périlleuse que les sommets des Alpes qu’il aime défier. Certains s’en félicitent : « Il a beau être clivant, avec lui tout passe, apprécie David Foenkinos. Les gens admirent le sportif, l’homme cultivé, le survivant qui porte son histoire sur son visage. » Rares sont ceux qui, comme Laurent Ruquier, dans Le Point, s’en agacent publiquement : « Il n’y a pas plus réac qu’Un été avec
« L’esprit Ravachol, les bouffeurs de curé, c’est une tradition magnifique ! »
Homère, mais comme Tesson a la carte, personne ne relève ses petites phrases. »
La seule pétition qu’il a signée, c’était dans Le Figaro, en 2018, aux côtés d’Elisabeth Badinter et d’Alain Finkielkraut, pour dénoncer « le séparatisme islamiste ». « La gauche a poussé des cris d’orfraie ! Et aujourd’hui, notre président de la République reprend l’expression. Preuve qu’il suffit d’attendre quelques mois pour que les procès en sorcellerie passent », observe l’écrivain.
A la bonne conscience en vogue à Saint-Germain-des-Prés, Tesson-la-têtebrûlée préfère sentir l’odeur de la poudre des confins. « Nous sommes allés ensemble dans la plaine de Ninive, en Irak, au nom de la Guilde européenne du raid, raconte Hughes Dewavrin. Nous étions à quelques kilomètres du front de Mossoul, on entendait la guerre contre l’Etat islamique au loin. Un soir, à Qarakoch, nous avons rencontré un général qui dirigeait une milice chrétienne. Il était tellement radical qu’il ne voulait plus voir un musulman en ville. Sylvain a été marqué par son discours, et, au lieu de rentrer à l’hôtel, il a tenu à passer la nuit dehors avec les membres de cette milice. » Ce jour-là, l’écrivain se trouve exactement sur la fameuse ligne de front entre la chrétienté et l’islamisme. Plus discrètement, il lui arrive d’aider financièrement des associations. Chrétiens d’Orient ? Book Forum de Mossoul ? Qu’on ne compte pas sur lui pour s’en vanter. « Sylvain a reversé l’intégralité des droits d’auteur de son petit livre sur Notre-Dame pour la reconstruction de la cathédrale », confie son amie de toujours Sara Yalda.
Il n’est pas non plus du genre à patienter devant l’entrée des bureaux de vote au printemps. « Je trouve ça ridicule de se cacher dans un isoloir pour mettre une petite enveloppe dans une urne », bougonne celui qui a fait de l’abstention une religion, depuis son vote en faveur du « oui » au traité établissant une constitution pour l’Europe en 2005. Les manifestations de tout type font horreur à ce solitaire : « Je ne crois pas aux catéchismes, aux imprécations, aux certitudes. Je préfère la conduite de ma barque personnelle. Il y a plus de rébellion contre l’ordre social dans le fait d’observer un insecte que dans l’idiot utile qui va brûler un rond-point ou tenir une pancarte. » Pour autant, il n’a guère apprécié de voir sa fameuse phrase : « La France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer » récupérée par les macronistes au moment des gilets jaunes. Bravache, il fait sienne cette phrase du poète Walt Whitman : « Je n’ai rien à voir avec ce système, pas même assez pour m’y opposer. » Au point que, par souci de cohérence, ce grand séducteur a fait le choix de ne pas avoir d’enfant.
Tandis que la France se passionne pour la sex tape de Benjamin Griveaux, le baroudeur a déjà bouclé son sac pour trois semaines de ski à peaux de phoque sur les sommets alpins du Trentin-Haut-Adige, avant d’enchaîner avec un stage de survie dans la jungle de Guyane au milieu des hommes de la Légion étrangère. Mais le voyage le plus exotique pour lui pourrait bien l’amener à Cannes, à la mi-mai. Il se murmure que le film adapté de La Panthère des neiges a de bonnes chances d’être présenté sur la Croisette. Verra-t-on l’ermite du lac Baïkal affublé d’un smoking sur le tapis rouge ?