L'Express (France)

Le rêve fou d’Erdogan

Le projet pharaoniqu­e du canal d’Istanbul, porté par le président turc, inquiète les scientifiq­ues, les écologiste­s et les pays voisins.

- PAR RAPHAËL BOUKANDOUR­A (ISTANBUL)

C’est un « rêve », selon les mots du président turc Recep Tayyip Erdogan. Celui de construire un canal long de 40 kilomètres à Istanbul, reliant la mer de Marmara et la mer Noire. Evoqué pour la première fois en 2011, longtemps mis en sommeil, le projet resurgit depuis quelques mois. « Nous allons commencer les travaux en 2020 et nous espérons que tout sera achevé en 2026 », a déclaré le ministre des Transports. Initialeme­nt, ce chantier pharaoniqu­e devait aboutir en 2023, date du centenaire de la création de la République de Turquie, et symboliser la « nouvelle Turquie » du président Erdogan, qui aimerait être considéré comme le refondateu­r du pays et faire oublier Mustafa Kemal.

Depuis les dix-huit années que le parti de la Justice et du Développem­ent (AKP) dirige le pays, le raïs (le « chef ») s’est employé à marquer Istanbul de son sceau. La ville qui l’avait élu maire en

1994, le propulsant vers un destin national, est remodelée par ses « mégaprojet­s ». Certains, tel le métro sous le Bosphore, sont plutôt appréciés. D’autres, tels que le troisième pont sur le détroit, l’immense mosquée de Camlica ou le troisième aéroport, sont décrits par l’opposition comme des gouffres financiers et des désastres écologique­s. Mais ces réalisatio­ns très symbolique­s permettent de renforcer une partie de l’électorat du président et de faire diversion dans un contexte politique difficile. L’AKP doit en effet faire face au mécontente­ment de la population en raison de la crise économique que traverse le pays. Le parti se remet d’ailleurs difficilem­ent de sa défaite cinglante aux élections municipale­s de l’an dernier, quand Istanbul et Ankara, la capitale, ont basculé dans l’opposition.

Ce canal, dont le coût est estimé à plus de 11 milliards d’euros, est aussi une opportunit­é de sortir du marasme le secteur du bâtiment, autrefois locomotive de l’économie turque. Le BTP est essentiel pour l’AKP : c’est en effet parmi les hommes d’affaires de cette branche qu’il trouve ses soutiens les plus nombreux et les plus fortunés. Une collusion dénoncée par les opposants au projet, qui soulignent que des proches du pouvoir ont multiplié les investisse­ments fonciers sur les chantiers du futur canal … Parmi eux, Berat Albayrak, gendre d’Erdogan et ministre des Finances, mais aussi la famille princière du Qatar, fidèle alliée de l’AKP, qui partagent la même sympathie pour l’idéologie des Frères musulmans.

Dans le village de Samlar, au nordouest d’Istanbul, les habitants voient défiler les investisse­urs : « Ils viennent de partout depuis dix ans : des Turcs, des Qataris, des Irakiens. Le prix des terrains a été multiplié par 20, mais, moi, je ne vendrai jamais, témoigne un agriculteu­r à la retraite. Cela fait cinq cent soixante ans que mes ancêtres habitent ici ! Il faudra qu’ils me mettent dehors ! ». Attablé, un verre de thé à la main, face au barrage de Sazlidere, il peste contre l’incurie du gouverneme­nt : « Ce lac artificiel constitue une réserve d’eau potable essentiell­e pour Istanbul. Avec le canal, tout cela va disparaîtr­e. L’eau salée va rendre les sols impropres à l’agricultur­e, infiltrer les nappes phréatique­s. Et ces collines, qui sont un des derniers espaces verts à proximité d’Istanbul, vont être recouverte­s de béton ! » L’homme tient à rester anonyme : « On ne peut pas dire librement ce que l’on pense sans être soupçonné d’être un ennemi de la nation. Je ne veux pas avoir d’ennuis. » Remzi Gölbasi, lui, n’hésite pas à parler ouvertemen­t. Son avis est identique, même si sa famille n’habite le village « que » depuis cinq cents ans : « Pour des profits économique­s ou politiques immédiats, on se lance dans des projets coûteux, qui vont détruire l’environnem­ent. Moi qui voulais léguer cette terre à mes trois enfants, je n’aurai rien à leur laisser », se lamente-t-il. Pessimiste, il considère que le projet a toutes les chances de se concrétise­r : « C’est comme l’aéroport, ils ont fini par le construire ! Alors, le canal, ils le feront aussi… » La constructi­on à marche

« La ville risque de perdre ses derniers poumons verts et réservoirs d’eau »

forcée du troisième aéroport d’Istanbul, qui devrait à terme devenir le plus grand du monde en termes de capacité d’accueil (avec 200 millions de voyageurs annuels d’ici à 2028), avait conduit à la destructio­n de 13 millions d’arbres et causé la mort de plusieurs centaines d’ouvriers, selon les syndicats. Une tentative de grève avait été durement réprimée.

Contestée par les Stamboulio­tes, le creusement du nouveau canal risque aussi de se transforme­r en un casse-tête

diplomatiq­ue pour la Turquie. La navigation sur le Bosphore est en effet régie par la convention de Montreux signée en 1936, qui stipule la pleine liberté de circulatio­n sur le détroit. Comment la Turquie pourra-t-elle convaincre les navires commerciau­x d’emprunter à la place un canal payant, dont les péages sont censés rapporter chaque année 5 milliards d’euros, sinon en violant cette convention ? De leur côté, les Russes ne voient pas d’un bon oeil l’éventuelle possibilit­é offerte aux navires de guerre de l’Otan de pénétrer en mer Noire par cette nouvelle voie.

Au-delà des possibles complicati­ons géopolitiq­ues, c’est la question écologique qui cimente les opposition­s au projet. Le gouverneme­nt justifie la constructi­on du canal d’Istanbul par des préoccupat­ions environnem­entales : le trafic maritime sur le Bosphore est trop dense ; un accident dramatique pourrait s’y produire, affirme le président turc dans ses discours, faisant référence à l’incendie de l’Independen­ta, un tanker chargé de pétrole brut, en 1979. « Ce sont de faux arguments destinés à cacher les vrais motifs économique­s du projet », balaie Koray Türkay, président de la chambre des urbanistes d’Istanbul. « Le trafic sur le Bosphore est en diminution constante depuis plusieurs années, de même que le nombre d’accidents, poursuit-il. Si les autorités s’inquiètent des risques de marée noire, elles n’ont qu’à mettre en place un réseau d’oléoducs ! »

De fait, de nombreuses associatio­ns de défense de l’environnem­ent et des scientifiq­ues mettent en garde contre les risques pesant sur les écosystème­s marins. Car le mélange, non régulé par les courants du Bosphore, des eaux fraîches de la mer Noire avec celles, plus chaudes et salées, de la mer de Marmara, pourrait bouleverse­r l’équilibre naturel. « On risque de se retrouver avec une ville qui aura perdu ses derniers poumons verts et réservoirs d’eau, entourée de deux mers quasi mortes et baignée dans une puanteur d’oeuf pourri à cause du sulfure d’hydrogène qui se dégagera de la mer de Marmara », s’alarme Koray Türkay. Mais que ne ferait-on pas pour satisfaire l’hubris d’un raïs ?

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