L'Express (France)

New York, dernier refuge pour l’IVG

Des milliers d’Américaine­s, empêchées d’avorter près de chez elles, s’envolent pour la Grosse Pomme, où les lois sont plus souples.

- PAR CORENTIN PENNARGUEA­R (NEW YORK)

La salle d’attente du Choices Women’s Medical Center, dans le Queens, est pleine. « C’est toujours comme ça en début d’année : il faut croire que l’automne est une saison propice au démarrage des grossesses… » En ce mois de janvier, Merle Hoffman, directrice de la clinique et pionnière du droit à l’avortement, sourit tendrement en levant les yeux au ciel. Dans les fauteuils en bois, les patientes, elles, fixent leurs pieds en silence. Les visages sont graves. Ils sont jeunes, aussi. Seul un dessin animé de Walt Disney, sur deux écrans, allège l’atmosphère pesante. Parmi la vingtaine de femmes venues pratiquer une interrupti­on volontaire de grossesse (IVG), Camila a les traits marqués par la fatigue. Ce matin-là, elle a parcouru 2 000 kilomètres en avion avant d’atterrir à l’aéroport LaGuardia, à quinze minutes de la clinique. Chez elle, en Louisiane, un Etat du Sud aussi vaste que la Grèce, seuls trois établissem­ents pratiquent des avortement­s. Pour s’y rendre, Camila aurait dû louer une voiture, conduire plusieurs heures, puis subir l’hostilité d’une bande d’opposants manifestan­t quotidienn­ement sur les lieux. Après quoi, elle aurait enfin été reçue par le personnel médical.

Conforméme­nt à la loi locale, la jeune femme aurait alors dû passer une échographi­e et regarder l’image de son foetus… avant de rentrer chez elle pour un délai de réflexion obligatoir­e de vingtquatr­e heures. Le lendemain, elle aurait dû regarder à nouveau le foetus sur écran, puis subir l’IVG. Pour cette mère célibatair­e de 23 ans, prendre un avion pour New York était beaucoup plus simple.

Comme elle, des millions d’Américaine­s voient leur droit à l’IVG remis en cause par de nouvelles lois prises au niveau étatique. Galvanisé par un président favorable à sa cause, le mouvement « pro-vie » (contre l’avortement) n’a jamais semblé aussi puissant. En 2019, 12 Etats américains ont restreint l’accès à l’IVG. Plusieurs ont également institué une « loi du battement de coeur », qui interdit l’avortement dès la sixième semaine de grossesse alors que les femmes n’ont souvent même pas conscience d’être enceintes. L’Alabama va encore plus loin : les médecins qui y pratiquent l’IVG, même en cas de viol ou d’inceste, risquent jusqu’à quatre-vingtdix-neuf ans de prison.

« Nous assistons à une attaque coordonnée d’une intensité inédite, déplore Cristina Page, auteure d’un ouvrage favorable au mouvement “pro-choice” (pro avortement). De fait, 1 Américaine sur 2 vit aujourd’hui dans un Etat hostile à l’IVG. Au niveau local, les conservate­urs font passer volontaire­ment des lois contraires à la Constituti­on. Leur objectif est de créer un conflit juridique pour porter l’affaire devant la Cour suprême afin de renverser l’arrêt historique Roe vs Wade, qui protège le droit à l’avortement depuis 1973. »

Ce scénario a pris corps à la suite des nomination­s à la Cour suprême par

Donald Trump de deux juges anti-avortement, Neil Gorsuch et Brett Kavanaugh. Or, le 4 mars prochain, la Cour, désormais à majorité conservatr­ice, examinera son premier cas lié à l’IVG. Dans cette affaire, la Louisiane veut obliger les médecins qui la pratiquent à obtenir l’autorisati­on d’un hôpital situé dans un rayon de 50 kilomètres autour du lieu où l’IVG est réalisée. Si cette loi est validée par la Cour suprême, un seul médecin de cet Etat de 4,5 millions d’habitants sera en mesure d’accomplir cet acte médical. L’intéressé a déjà prévenu qu’il prendrait sa retraite, refusant de cautionner cette « mascarade ».

Dans son bureau, Merle Hoffman se tient la tête à deux mains. A 73 ans, la directrice de la clinique Choices en a vu d’autres. « Menaces de mort, assassinat­s de médecins, bombes dans les hôpitaux, ils nous auront tout fait…, égrène cette brune hyperactiv­e qui a créé son établissem­ent en 1971, peu après la légalisati­on de l’IVG à New York. Mais un tel recul juridique en si peu de temps, c’est du jamais-vu ! » Activiste depuis toujours, elle se retrouve à nouveau en première ligne. Chaque samedi, une vingtaine d’opposants viennent crier leur haine devant sa clinique, où le nombre de patientes non-newyorkais­es a augmenté de 30 % en un an.

En l’absence de données officielle­s, la chercheuse Gretchen Ely estime que 16 000 patientes débarquent chaque année à New York pour y avorter. Elles représente­nt 15 % des IVG dans l’Etat. « Ce chiffre a explosé ces derniers mois, affirme cette professeur­e à l’université de Buffalo (Etat de New York). Dotée de trois aéroports, la ville de New York est une destinatio­n facile et abordable. Voilà un an, la municipali­té a d’ailleurs assoupli sa législatio­n. » La Grosse Pomme est aussi, depuis l’été dernier, la seule ville américaine qui consacre des fonds publics – certes modestes : 500 000 dollars par an – pour financer les avortement­s des femmes en difficulté.

Au fil des ans, d’importants réseaux de solidarité se sont mis en place. Ce soir, avant de repartir pour la Louisiane, Camila dormira chez un membre de la Haven Coalition, qui héberge des Américaine­s arrivant à New York pour une IVG. « Elles arrivent stressées, désorienté­es et souvent sous le choc de l’opération, décrit Karen Duda, qui coordonne la centaine de bénévoles de cette organisati­on. Celles qui viennent chez nous n’ont pas les moyens de se payer une chambre d’hôtel. Elles sont en situation d’extrême fragilité. »

De son côté, Odile Schalit a créé, voilà un an, The Brigid Alliance. Depuis New York, cette associatio­n planifie et finance les voyages de femmes privées d’IVG dans les red States (les « Etats rouges », c’est-àdire conservate­urs). Aidée par deux collaborat­rices, la directrice en a déjà secouru plus de 700, venues de 44 Etats différents. « Peu d’Etats prennent soin des femmes américaine­s », se désole cette ancienne assistante sociale. Son pronostic : « Un nombre croissant de patientes feront le voyage vers New York dans les prochains mois et années. » Il s’agit d’une tendance lourde : « Le recul des droits ne date pas de l’élection de Trump et il ne cessera pas après son départ, confirme Merle Hoffman. Mais l’important, c’est que les Américaine­s sachent qu’il y aura toujours, à New York, un refuge pour elles.

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