L’Europe à la Goutte-d’Or, par Marion Van Renterghem
Venus d’Auvergne et d’un quartier sensible de Paris, Jérémie Gallon et Yahia Camara invitent « leurs jeunes » à s’approprier le projet européen.
Cet après-midi-là, l’Union européenne ne siégeait pas à Bruxelles mais à Paris, dans une petite salle d’un centre municipal du XVIIIe arrondissement situé entre la porte de la Chapelle, la rue Marx-Dormoy et les voies ferrées de la gare de l’Est. Les premiers arrivés ont commencé à installer le projecteur et la table, une fois passé le brouhaha des salutations et des embrassades. Sami, Philippe, Houria, Mamad, Manal, Charles, Nadia, Antoine, Yahia ont pris place. Des animateurs dévoués aux jeunes de leurs quartiers aux vies difficiles, entre la Chapelle et la Goutte-d’Or, réunis dans l’association Espoir 18. Ils sont venus écouter un ami de Yahia, Jérémie, qui, lui, n’est pas du coin. Ils sont venus pour mieux comprendre cette chose inconnue, méconnue, mal aimée, déplaisante, incapable aujourd’hui encore de s’entendre sur une augmentation du budget. Cette organisation impalpable mais nécessaire, dont ils sont convaincus que « leurs jeunes » doivent l’apprivoiser et s’en saisir : l’Union européenne.
Yahia Camara et Jérémie Gallon, 35 ans l’un et l’autre, avaient tout pour ne jamais se rencontrer. Le premier est né et a grandi à la Goutte-d’Or, troisième d’une fratrie de neuf, de parents maliens immigrés en France au début des années 1980. Le second est un enfant de l’Auvergne profonde, écolier au bourg de Cosned’Allier, puis lycéen à Montluçon, ancienne ville industrielle en déshérence. Jérémie part naviguer dans les hautes sphères – HEC, Harvard, université de Pékin, diplomate à Washington, enseignant à Sciences po –, mais revient toujours dans son village. Yahia sèche le lycée pour entraîner une équipe de foot de son quartier, obtient un master de cadre d’intervention en terrains sensibles, déborde d’idées pour ouvrir des horizons aux jeunes de la Goutte-d’Or ou pour investir au Mali, voyage et cofonde en 2002 Espoir 18, association loi 1901 financée par des fonds publics et privés. Deux esprits brillants, deux garçons exceptionnels. Repérés par l’Institut Aspen France, ils font connaissance lors d’une réunion de « Young Leaders » pour réfléchir sur les enjeux contemporains.
Dépasser l’identité française
Le Blanc d’une zone rurale délaissée et le Noir d’un quartier sensible se découvrent un point commun : la conviction que leurs deux mondes, qui ne se connaissent pas, qui se voient en opposition et en concurrence avec le même sentiment d’être abandonnés, ne dépendent pas de la seule politique nationale. Que la France de Montluçon ou de la Goutte-d’Or, autant que celle de Lille, de Marseille ou de Paris, serait engloutie sans l’appui de l’Union européenne, dans un univers de superpuissances dominé par la Chine, les Etats-Unis, l’Inde. « J’ai compris qu’on faisait partie d’un ensemble, dit Yahia. En justice, la Cour européenne peut casser des décisions nationales. Les élites le savent, pas nos jeunes. Ils se posent déjà trop de questions sur leur identité française pour se préoccuper de leur identité européenne. Quand on leur explique, ça les intéresse. » Il ajoute : « Le Brexit m’a fait peur. On ne peut pas m’empêcher d’être français. Mais on peut m’empêcher d’être européen. »
A Auschwitz, une larme a coulé
Jérémie donne un cours aux animateurs sur l’histoire de l’Union européenne, avec des idées claires et des photos sur l’écran.
Les hauts, les bas, les ambitions magnifiques, les manques catastrophiques, les réussites, les ratages. La nécessité absolue d’une union pour exister dans le monde et pour préserver la paix, dont on oublie qu’elle n’est jamais acquise. « Le problème de l’Europe, relève Jérémie, c’est qu’elle est devenue une ambition qui appartient à quelques élites et non à l’ensemble des citoyens. On peut l’améliorer si on remet tout le monde à bord. » Il poursuit :
« Il faut que, demain, les jeunes pour lesquels vous vous levez tous les matins se réapproprient le projet. » Les questions fusent. Lobbyisme, antidémocratisme, immigration… Sami : « Pourquoi tu es le premier à nous expliquer que l’Europe nous concerne ?
Ils préfèrent qu’on ne s’en occupe pas ? » Nadia : « Comment on peut motiver les jeunes sur l’Europe, quand soi-même on a un avis mitigé ? » Yahia : « On peut être mitigé, mais on doit leur ouvrir l’esprit. On ne va pas rester là, à se dire que le monde, c’est pour les autres. » Leur projet : ouvrir les frontières aux jeunes. Ne pas limiter Erasmus à ceux qui font des études supérieures. Yahia organise déjà des voyages, en Espagne, en Bulgarie… Il se souvient de Moussa, qui « tenait des propos violents sur les juifs » : « A Auschwitz, Moussa m’a dit : “Je ne savais pas.” Il y a une larme qui a coulé. » Marion Van Renterghem, grand reporter, lauréate du prix Albert-Londres, auteure d’une biographie de Merkel et d’un essai sur l’Europe.