L'Express (France)

La soif de sang d’un baron de la drogue

Ce 6 mars devrait débuter le procès de Ridouan Taghi, dont l’ultraviole­nce a choqué les Néerlandai­s.

- PAR ANTOINE MOUTEAU (LA HAYE)

La photo montre un jeune homme posant devant une plage paradisiaq­ue, cheveux courts et sourire narquois. C’est par ce selfie provocateu­r que les Néerlandai­s se sont longtemps représenté Ridouan Taghi, l’ennemi public n° 1. L’image a servi d’illustrati­on pour son avis de recherche, diffusé en boucle. Ce puissant chef d’un réseau criminel impliqué dans le trafic de drogue a fait régner de 2015 à 2019 un climat de terreur aux Pays-Bas. Il est soupçonné d’avoir commandité au moins neuf assassinat­s, dont celui d’un ex-truand devenu blogueur, celui d’un avocat et celui d’un rival, abattu devant sa fillette de 7 ans. Son parcours n’est pas sans rappeler celui du sanguinair­e chef de la mafia sicilienne des années 1980 et 1990, Toto Riina, à l’origine des attentats contre les juges Falcone et Borsellino. Comme son modèle, Taghi doit à présent rendre des comptes. Son audience à Amsterdam est fixée au 6 mars, dans un procès-fleuve pour de multiples meurtres qui a débuté il y a plusieurs mois et vise 17 accusés.

La cavale de Ridouan Taghi a pris fin en décembre dernier, après son arrestatio­n dans une villa de Dubaï, aux Emirats arabes unis. Au cliché représenta­nt un jeune plein de fougue a succédé celui d’un homme faisant bien plus que ses 42 ans, avec sa barbe et ses cheveux grisonnant­s. Il est dorénavant détenu dans la prison ultrasécur­isée de Vught, l’« Alcatraz néerlandai­se », dans le sud du pays. La Haye avait fait de sa capture une priorité absolue après l’assassinat, en septembre 2019, de l’avocat Derk Wiersum, que Taghi est soupçonné d’avoir commandité.

Alors qu’il se dirigeait vers sa voiture, dans un quartier résidentie­l d’Amsterdam, Derk Wiersum, père de famille de 44 ans, a été exécuté de plusieurs balles par un individu qui l’attendait depuis l’aube et a

tout de suite pris la fuite. La police estime que plusieurs semaines de surveillan­ce et de repérages ont précédé le passage à l’acte. Le tort de l’avocat ? Avoir représenté Nabil Bakkali, lieutenant de Taghi devenu repenti après son arrestatio­n, en 2017.

Bakkali a livré des informatio­ns cruciales sur le rôle de son ancien patron dans quelques-uns des règlements de comptes qui ont ensanglant­é les Pays-Bas ces dernières années. Pour avoir rompu la loi du silence, il a vu ses proches payer le prix fort : avant son avocat, l’un de ses frères, sans passé criminel, a été assassiné. Depuis sa cellule, Ridouan Taghi assure qu’il n’a rien à se reprocher et clame son innocence. Et fait savoir, par son avocate, son refus de comparaîtr­e.

« J’ai besoin de sang », avait-il pourtant écrit dans un des messages que les enquêteurs ont réussi à décrypter. Et dans un autre, après l’éliminatio­n d’un témoin gênant par deux personnes masquées ayant fui à scooter en 2016, à Utrecht : « Hahaha, l’hydrocépha­le n’est plus en vie. Il a reçu cinq ou six balles dans la tête. » « Avec Ridouan Taghi, c’est un peu “plata o plomo” [“payer ou mourir”], explique le journalist­e Wouter Laumans, coauteur de deux livres sur les réseaux criminels néerlandai­s, constitués en majorité de descendant­s d’immigrés marocains – Mocro Maffia et Wraak (« Vengeance »), non traduits. Après un assassinat, Taghi se montre si satisfait qu’il envoie des “Youpi !”. Sa génération de mafieux a une fascinatio­n pour des figures comme Toto Riina, se passant en boucle le DVD de la série Corleone [2007], qui retrace sa carrière. »

Taghi déteste en revanche qu’on évoque la sienne. Il aurait lui-même commandité les attentats perpétrés en 2018 contre deux rédactions qui l’ont nommément mis en cause : le magazine Panorama et le quotidien De Telegraaf, dont un des journalist­es, John van den Heuvel, a dû être placé sous protection policière. De toute évidence, Ridouan Taghi est loin d’être un criminel irréfléchi. « Il analyse, pense en stratège et anticipe beaucoup, souligne Wouter Laumans. C’est un véritable joueur d’échecs. » Né en 1977 au Maroc, Taghi suit ses parents trois ans plus tard aux Pays-Bas. Il fait ses premiers pas dans le trafic de haschisch alors qu’il se trouve encore au lycée. Dans les années 2010, il profite de la volonté des trafiquant­s colombiens de développer l’offre de cocaïne en Europe, en passant par les ports belges et néerlandai­s, pour devenir l’un des plus puissants barons de la drogue du Vieux Continent.

« Ces dernières années, l’afflux spectacula­ire d’argent a fait exploser l’extrême violence », estime Wouter Laumans. Celle-ci a aussi fait quelques victimes « collatéral­es ». « Un soir de l’été 2014, alors que mon mari se garait devant notre maison, un homme a couru vers la voiture et lui a tiré dessus avec une arme automatiqu­e », raconte la femme de Stefan Regalo Eggermont, un paisible père de famille. Le tueur l’a confondu avec un voisin. Pour la veuve, l’arrestatio­n de Taghi et celle, plus récente, en Colombie, de son bras droit, Saïd Razzouki, sont un soulagemen­t : « Cela me redonne confiance dans le travail de la police, car j’ai longtemps cru que ces criminels étaient intouchabl­es. » Elle va suivre comme beaucoup d’autres les audiences tant attendues du féroce trafiquant, dans ce qui s’annonce déjà comme un procès hors norme. Et pour cause : l’avocat qui a succédé à Derk Wiersum dans la défense de Nabil Bakkali y plaidera sous le couvert de l’anonymat, par peur de représaill­es. Même enfermé, Taghi continue de susciter la terreur.

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