Eoliennes : les mâts de la discorde
Née dans les campagnes, la contestation prend de l’ampleur. Jusqu’à faire plier le gouvernement?
Le scénario est désormais classique. Trizac, village du Cantal de quelque 500 âmes niché au coeur des volcans d’Auvergne, son cadre montagnard et ses finances grevées par la dette. Un promoteur d’éoliennes, en l’occurrence la société québécoise Boralex, déboule sur place, démarche élus et propriétaires de terrains, puis lance une étude « qui n’engage à rien ».
Sans doute alléchée par les retombées financières annoncées, la maire donne son accord à l’expérimentation et les propriétaires signent une promesse de bail – certains ne possèdent qu’une résidence secondaire dans la commune. Une première réunion d’opposants rassemble dix habitants. De publications sur Facebook en pique-niques militants, le petit groupe devient une association de 360 personnes, dont une scientifique, qui rédige un rapport sur les risques encourus par la faune et la flore. Dans le camp adverse, les entrepreneurs sentent le vent tourner – d’autant que l’enquête publique sondant la population n’a pas encore été réalisée – et promettent de contribuer à la rénovation du haras local ou au balisage d’une piste de VTT… Ce que leurs détracteurs appellent de « l’achat de consciences ». Et puis, à la dernière minute, les opposants montent une liste aux élections municipales pour obtenir la tête de la maire, à défaut de celle du promoteur.
Ce genre d’intrigue se répète partout dans le pays, tandis que de multiples signaux témoignent d’une hostilité croissante à l’extension des parcs éoliens. Réunions publiques où résonnent des noms d’oiseaux en Charente-Maritime, échange de coups entre pro- et anti- dans l’Aveyron, et même sabotage de mâts – plus de 25 au cours des quatre dernières années, selon notre décompte.
Un sondage Harris Interactive de 2018 a beau certifier que 73 % des Français ont une bonne image de cette énergie, le syndrome « pas dans mon jardin » semble l’emporter. Emmanuel Macron l’a compris. « Le consensus autour de l’éolien est en train de s’affaiblir dans notre pays », affirme-t-il à Pau (Pyrénées-Atlantiques), le 14 janvier, tandis que la ministre de la Transition écologique, Elisabeth Borne, lançe un groupe de travail consacré à la répartition des pales sur le territoire. Le 18 février, au Sénat, elle fustige même le « développement anarchique des parcs » et « une situation d’encerclement autour de certains bourgs insupportable ».
L’effort de développement porte aujourd’hui sur les turbines plantées en mer, qui suscitent moins de résistance
pour le moment parce qu’elles seront moins visibles. Même si, çà et là, des pêcheurs commencent à sonner la charge. A l’heure actuelle, 8 000 mâts se dressent en France mais, d’ici à 2028, leur nombre devrait presque doubler.
Qui sont ces récalcitrants décidés à faire plier le pouvoir ? Des gilets jaunes lancés dans un nouveau combat ? Des électrosensibles, cousins des opposants aux compteurs Linky ? S’ils ont en commun avec les premiers un activisme efficace sur Facebook et, avec les seconds, quelques inquiétudes sanitaires, leurs effectifs sont plus hétéroclites et moins radicaux que leurs adversaires ne le disent.
« Lors d’une réunion publique à SaintMédard, en Charente-Maritime, j’ai entendu des copier-coller de tous ces discours montés en épingle sur les réseaux sociaux, déplore Guy Denier, chargé de la transition énergétique à l’agglomération rochelaise. Pour moi, ce sont surtout des propriétaires qui érigent leurs intérêts particuliers en combat collectif. Ils se plaignent d’un impact sur la valeur de leurs biens immobiliers, alors que les chiffres ne le prouvent pas. » Riposte du camp d’en face : « Nous ne sommes pas des châtelains, ironise Bruno Ladsous, ancien directeur général de la Ligue contre le cancer devenu le porte-voix de l’association Sites & Monuments. Nous sommes avant tout les riverains d’installations éoliennes. Politiquement, socialement, il y a de tout dans nos rangs, même si nous comptons sans doute peu de “verts pomme” et beaucoup de retraités, ce qui est lié à la moyenne d’âge dans les villages concernés. »
Près de 2 000 groupements de frondeurs auraient vu le jour dans l’Hexagone. Leurs arguments sont peu ou prou les mêmes : pollution visuelle, dévalorisation des biens, retombées négatives sur le tourisme, hausse de la facture d’électricité, nuisances sonores et crainte des conséquences sanitaires. Plus controversé, ce dernier point rencontre une forte résonance dans le monde agricole. La ferme de Puceul, en Loire-Atlantique, en est devenue le symbole : ses occupants déplorent une surmortalité de leurs vaches et une baisse de la qualité du lait depuis la mise en service de quatre éoliennes à proximité, en 2012. A tel point que l’Agence nationale de sécurité sanitaire a placé ce hameau sous surveillance.
Dans la commune proche de SaintAubin-des-Châteaux, des paysans de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles ont conditionné la mise en place des mâts à une étude de « géobiologie » : une discipline non reconnue par la communauté scientifique, qui consiste à sonder les ondes souterraines, baguette de sourcier à la main. Signe que les promoteurs peuvent verser dans l’ésotérique quand ils ont besoin d’une signature sur un contrat.
Le discours des batailleurs antiéoliennes peut désormais s’appuyer sur une documentation de plus en plus fournie, quoique souvent militante, à l’instar du livre Eoliennes, la face noire de la transition écologique (7 000 ventes depuis sa sortie, en octobre 2019), de l’élu versaillais Fabien Bouglé, tendance Manif pour tous, ou du rapport de la commission d’enquête menée par le député Les Républicains Julien Aubert. Celui-ci prépare d’ailleurs pour la rentrée une proposition de loi : l’un de ses objectifs est de porter de 500 à 1 500 mètres la distance légale entre une éolienne et l’habitation la plus proche.
Les griefs ne sont pas nouveaux, mais la contestation prend de l’ampleur. Pour Xavier Batut, député de Seine-Maritime qui a claqué la porte de La République en marche, « les territoires s’étaient un peu endormis parce que la manne des éoliennes permettait de compenser la baisse des dotations de l’Etat. Or celles-ci ont été stabilisées, voire augmentées, depuis deux ans, donc la contestation se réveille ».
D’autres élus, à l’image de Pierre Jarlier, ancien sénateur radical et maire de SaintFlour (Cantal), pointent également un « excès de libéralisation » et « un manque de concertation avec les élus locaux » : « J’ai beau être président de la communauté de communes, j’ai appris l’existence d’un projet sur mon territoire en lisant la presse ! »
Les manifestants sont aujourd’hui confortés par des relais politiques d’envergure, tels Xavier Bertrand, président de la région Hauts-de-France (la plus dotée en moulins de la discorde) ou Dominique
Bussereau, président du conseil départemental de Charente-Maritime. Tous deux ont lancé en 2018, à leur échelon respectif, des observatoires de l’éolien qui décortiquent les projets de parcs, le second allant jusqu’à soutenir les actions en justice lorsque celles-ci paraissent légitimes.
70 % des programmes font l’objet d’un recours devant le tribunal administratif, et une poignée d’avocats spécialisés plaident la cause devant les tribunaux. Des défenseurs communs, un même logiciel de pensée : si ce n’est pas un mouvement national, cela y ressemble de plus en plus.
Dévalorisation des biens, pollution visuelle... les arguments des frondeurs sont multiples