L'Express (France)

Peut-on égratigner les classiques ? par Pierre Assouline

En Espagne, la polémique fait rage autour de Galdós. Du droit, ou non, de déboulonne­r les statues…

- Pierre Assouline

Avez-vous lu Galdós ? Moi non plus. Gageons déjà que les Espagnols du xxie siècle ne doivent pas être si nombreux à lire Fortunata y Jacinta ; alors les Français… Il est vrai qu’il a été peu traduit chez nous, bien que Luis Buñuel ait porté ses romans à l’écran dans Nazarin,Viridiana et Tristana. Benito Pérez Galdós (1843-1920) est pourtant ce qu’il est convenu d’appeler un classique. Cette année, à l’occasion du 100e anniversai­re de sa mort, il est l’objet d’une belle polémique dans les colonnes du quotidien El Pais, entre deux des meilleurs écrivains espagnols d’aujourd’hui.

Javier Cercas a osé écrire qu’il l’aimait moins qu’il ne l’est permis d’ordinaire s’agissant d’un grand auteur loué et consacré. Il le rend responsabl­e de l’actuel retour de la littératur­e espagnole au réalisme didactique, moraliste et édifiant ; ce ne serait donc pas un service à lui rendre que de le hisser au niveau des Dickens, Flaubert et Tolstoï, comme on le fait couramment, car c’est trop haut pour lui. Quelques jours après, dans le même journal, Antonio Munoz Molina lui a répondu qu’il avait parfaiteme­nt le droit de ne pas goûter le génie de Galdós , mais pas celui de le réduire à sa caricature. Ni d’ignorer que son engagement partisan au coeur de ses romans se justifiait par sa forte conscience politique.

A cette réponse, Javier Cercas répondit tout aussi fermement, jugeant que, si lui-même sous-estimait Galdós , il n’était pas impossible que son duelliste le surestimât. Mais il n’a pas apprécié que Munoz Molina ait osé écrire que les critiques de l’intouchabl­e classique adoptaient une telle posture pour paraître modernes, ce qu’il jugea « insultant ». Si la polémique se poursuivai­t, il en faudrait peu pour qu’elle se joue sur le théâtre des passions, comme il est d’usage dès qu’une querelle littéraire est menacée d’emballemen­t. Or celle-ci est riche d’enseigneme­nts car elle interroge à nouveaux frais la notion même de classique.

La querelle du Cid

Un texte classique nous parvient précédé par sa légende, riche et lourd des commentair­es qu’il a suscités. Il est de ces livres qu’on ne lit pas nécessaire­ment mais qu’on relit volontiers. Dans un article de L’Espresso (28 juin 1981) intitulé « Pourquoi lire les classiques », Italo Calvino en donnait une définition qui tient toujours :

« Est classique ce qui persiste comme rumeur de fond, là même où l’actualité qui en est la plus éloignée règne en maître. Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire. » En France, les classiques sont toujours consacrés comme symbole de l’universel intemporel, mais de plus en plus enrôlés dans la discipline mémorielle de la commémorat­ion. Les affronteme­nts sur l’identité nationale en ont fait un enjeu de mémoire. Inutile de remonter à la « querelle du Cid » (1637), lorsque Corneille se voyait reprocher de n’avoir pas respecté la règle des trois unités, ni su choisir entre tragédie et comédie, et d’avoir écrit une pièce d’inspiratio­n espagnole en pleine guerre contre l’Espagne.

Plus près de nous, une fameuse controvers­e a opposé Raymond Picard, professeur à la Sorbonne et éditeur des oeuvres de Racine dans la Pléiade, à Roland Barthes, auteur d’un essai Sur Racine (1963) qui mit le feu aux poudres. La Sorbonne contre l’Ecole pratique des hautes études ! La critique universita­ire contre ladite Nouvelle Critique ! La Réaction contre le Progrès ! – même si l’affaire était plus complexe et nuancée. La dispute, des plus vives, s’emballa peu après dans des articles qu’ils publièrent jusqu’en… 1967, chaque bretteur étant soutenu par un camp, l’un accusant l’autre de jargonner inutilemen­t et d’avoir commis des contresens sur la langue de Racine.

« Cela prouve qu’il est vivant »

Javier Cercas et Antonio Munoz Molina n’en sont qu’au début de leur polémique. C’est tout le mal qu’on leur souhaite. Pour le plus grand profit des lecteurs, et de Galdós . Au vrai, on ne perd jamais son temps à réviser les critères qui ont hissé un écrivain au rang de classique. A remettre en cause le statut de la statue. Au cours du xxe siècle, nombre d’écrivains espagnols se sont déjà affrontés autour des mérites de Galdos. Comme le fait remarquer Javier Cercas, « cela prouve qu’il est vivant. C’est ce qui peut arriver de mieux à un classique. » Au fond, si les classiques méritent notre affection pour le bonheur qu’ils nous donnent, il faut les traiter sans déférence et sans crainte de ce que la postérité dira de notre légèreté. Ne jamais oublier l’avertissem­ent de Paul Valery : « La postérité, c’est que des cons comme nous. »

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