Ed McBain, monstre sacré du polar
L’Américain a consacré plus de 50 épisodes à sa brigade du 87e District. Un monument dans l’univers du roman policier réaliste, publié dans son intégralité chez Omnibus et préfacé par Jacques Baudou.
L’intégrale
du 87 e District, soit neuf volumes regroupant 53 romans qui représentent la bagatelle de 7 500 pages, le tout publié en deux mois et demi : l’entreprise « patrimoniale » d’Omnibus est à la mesure de la démesure de son auteur, Ed McBain (1926-2005), de son vrai nom Salvatore Lombino, qui multiplia les pseudonymes (Evan Hunter, Richard Marsten, Hunt Collins, etc.), les écrits et les registres, de 1952 à sa mort ; jusqu’à vendre quelque 100 millions d’exemplaires dans le monde de ses 150 romans. Pas mal pour un homme qui voulait devenir peintre, comme le rappelle Jacques Baudou, son préfacier. Fan de la première heure, ce spécialiste du roman policier revient sur les qualités du maître McBain.
Où situez-vous Ed McBain dans la galaxie des grands auteurs du noir américains ? Jacques Baudou
Pour moi, c’est sans aucun doute un monstre sacré. Il est, comme Donald Westlake, au niveau de Dashiell Hammett, de Raymond Chandler, de Ross Macdonald. Aprèsguerre, il y a eu une vague de romans noirs, mais leurs auteurs, à l’exception de Mickey Spillane, s’ils avaient souvent du métier, parfois même du talent, donnaient le sentiment de travailler à la chaîne. McBain et Westlake (ou son pseudo, Richard Stark) sont les grands représentants de la révolution des années 1960, le premier en offrant au police procedural une nouvelle allure et le second, en insufflant de l’humour tout au long de son oeuvre.
Comment est né 87 e District ?
L’éditeur Permabooks a demandé à McBain de prendre la suite d’Erle Stanley Gardner, dont la série Perry Mason s’essoufflait. Il a eu l’idée géniale de ce héros collectif qu’est la brigade du 87 e District. Et il a usé avec maestria de la « procédure policière » : soit ce type de roman réaliste dans lequel les enquêteurs observent de la façon la plus précise possible la marche à suivre. Ce registre perdure aux Etats-Unis et en France, avec d’anciens flics comme Joseph Wambaugh ou Olivier Norek.
Dès la parution, en 1956, des trois premiers volumes, le succès est au rendez-vous…
Sa saga débute au moment même où surgissent les premières séries télévisées,l’engouementpopulairepourlespersonnagesrécurrents participe du succès. Mais celui-ci tient aussi aux dialogues remarquables et au personnage de Carella, le flic intègre et emblématique du commissariat. Il est le porte-parole de McBain, celui par lequel l’écrivain exprime ses propres opinions sur l’évolution de la société. D’origine italienne comme lui, Carella est bien intégré dans ce melting-pot extraordinaire qu’est Isola, la ville imaginaire, soeur jumelle de New York, créée par McBain pour s’épargner les contraintes géographiques. En revanche, l’auteur a toujours suivi avec soin l’avancement des techniques policières – on voit bien la place que prennent petit à petit l’ADN et les scènes de crime – et celle de la délinquance, des histoires de gangs aux serial killers.
McBain était extraordinairement prolifique…
Il écrivait très vite, comme Simenon. Et c’était un graphomane, qui n’arrêtait jamais, sinon il « s’emmerdait », me disait-il. Il n’a connu aucune baisse de régime, notamment grâce à ce que les critiques américains appellent la structure modulaire : ses duos d’inspecteurs ayant chacun des affaires à régler, il imagine dans un même roman une intrigue centrale et des intrigues annexes. Et puis il intègre la vie privée de ses personnages. Bref, il réussit le tour de force de ne jamais se répéter.
Cette polyphonie et cette façon d’entrer dans l’intimité des protagonistes n’ont-elles pas constitué un terreau formidable pour nombre de séries télé ?
Absolument, et cela énervait beaucoup Ed. Je pense surtout à Hill Street Blues, en français Capitaine Furillo, cette série des années 1980 qui ressemble au 87e District avec son capitaine au nom italien, ses flics d’un même commissariat, ses enquêtes multiples ; Steven Bochco, le producteur, n’a jamais reconnu sa dette envers McBain. Et puis il y a eu La Loi de Los Angeles, toujours produite par Bochco, avec une structure modulaire similaire. Aujourd’hui, évidemment, c’est inévitable, pour soutenir l’attention du téléspectateur, on est amené, dès les deuxièmes saisons, à introduire des intrigues annexes, la vie privée des héros, etc.
Et les adaptations de 87 e District au cinéma ?
Pas brillantes ! Le film de Claude Chabrol, Les Liens de sang, n’est pas une grande réussite et le Philippe Labro, Sans mobile
apparent, ne vaut pas tripette. Le seul qui soit fidèle à l’esprit de McBain, c’est Richard Colla, avec son adaptation de Fuzz [Les Poulets ]. Quant aux acteurs qui ont incarné Carella, ils n’ont guère séduit. Carella est un personnage riche et complexe, pas facile à jouer, tout comme Maigret. Il est plus aisé de jouer Hercule Poirot : on dispose de peu d’informations sur sa vie personnelle.
Que diriez-vous aux futurs lecteurs de McBain ?
Qu’il a été le meilleur auteur de romans policiers réalistes des années 1960, 1970, 1980, 1990 et 2000 ! Et que, grâce à lui, on peut, par procuration, vivre à New York des aventures dangereuses en toute quiétude. 87 e District, volume I, par Ed McBain. Omnibus-Les Presses de la Cité, 884 p., 28 €.