Les humeurs du temps
Qui n’a pas senti un pincement au coeur devant un paysage dévasté par l’urbanisation ou le dérèglement climatique? Un philosophe a donné un nom à ces émotions « vertes ». JOSEPH VEILLARD
GLENN
ALBRECHT est un philosophe créatif, inventeur de mots. Conscient de vivre à une époque unique en son genre par sa dramaturgie climatique, ce penseur australien a voulu trouver des termes appropriés à ce temps que d’autres nomment « anthropocène ».Unepériodeinquiétante,danslaquellelesactivitéshumaines affectent de manière inédite l’écosystème terrestre. Albrecht en a lui-même fait l’expérience sur sa terre natale, où l’exploitation d’une mine de charbon à ciel ouvert a dévasté une vallée de NouvelleGalles du Sud. Bouleversé par ce saccage du paysage, il a entrepris de chercher une formulation adaptée à ce qu’il éprouvait.
Ainsi est né le mot de « solastalgie », l’expérience « existentielle d’un changement environnemental négatif, ressenti comme une agression contre notre sentiment d’appartenance à un lieu », comme il le définit dans son livre, Les Emotions de la terre, qui sort dans sa traduction française*. C’est d’une nostalgie particulière qu’il est ici question, celle du pays d’hier, d’avant la désolation provoquée par les transformations dues à la présence de l’homme. Ce sentiment n’est pas nouveau, les victimes de catastrophes naturelles, d’invasions ou même d’aménagements brutaux de leur territoire le connaissent bien. Mais, tandis que la destruction des écosystèmes et le chaos environnemental se déploient à une échelle planétaire, il se répand de plus en plus. Nous faisant entrer, d’après Albrecht, dans « l’âge de la solastalgie ».
Depuis sa création, en 2003, le concept a gagné les esprits, du Ghana à l’Alaska, du Bangladesh aux Iles Marshall. La revue médicale The Lancet en a débattu, de même que des organisations internationales comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Des auteurs et des artistes ont contribué à incorporer l’expression dans la culture populaire. Son auteur l’a enrichie, l’inscrivant dans un « éventail d’émotions plus vastes » rangées sous le qualificatif baroque de « psychoterratiques ».
Entre « tierratrauma » et « tierraphilie », on se perd parfois dans ces néologismes foisonnants. Mais Albrecht convainc par sa mise au jour des pulsions antagonistes engendrées par la transformation de l’environnement. Le remède à la solastagie ? La « soliphilie », « notion politique d’engagement pour la sauvegarde d’endroits aimés, du local au global ». L’intellectuel prône l’unité du vivant contre l’illusion de son augmentation permanente. Il cite la culture aborigène, où l’homme est partie prenante de la nature, s’inspire aussi des dernières découvertes scientifiques qui montrent combien l’interaction des milliards de bactéries de notre microbiote influe sur la préservation de notre organisme. Il invite à préparer une nouvelle ère, celle de la symbiose, dans laquelle l’humain se réintégrerait dans la globalité de la nature. Et l’on a bien envie d’y croire.