L'Express (France)

Comment le pouvoir vint aux femmes

Entamée à la Révolution, la conquête de l’espace public par le sexe dit faible est loin d’être terminée, souligne l’historienn­e Michelle Perrot. Entretien.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE CHARTIER

Michelle Perrot a raconté l’histoire des femmes, et ce faisant, est devenue l’une des figures les plus emblématiq­ues du féminisme. Le rêve, pour bien des universita­ires engagés. D’abord séduite par l’étude des grèves ouvrières, la chercheuse change de cap dans l’effervesce­nce des années 1970 pour explorer la condition féminine et ses entraves. Pendant des années, ses talents de conteuse ont fait merveille sur l’antenne de France Culture. L’auteure de l’inoubliabl­e Histoire de chambres (Seuil), un périple dans les alcôves de l’Antiquité à nos jours, revient sur la lente ascension des femmes dans l’espace public – thème d’un ouvrage qu’elle republie à l’heure de #MeToo, dans une édition augmentée*.

Il s’agit d’un moment majeur, certaineme­nt, mais qui s’inscrit dans une continuité, celle des années 1970, où les femmes ont revendiqué le droit à la contracept­ion, à l’avortement et à la libre sexualité, et où le viol s’est précisé sur le plan légal. Les réseaux sociaux donnent aux voix féminines une résonance inédite.

C’est certain. La définition du xixe siècle – la vie privée doit être murée, nul ne doit chercher à savoir ce qui se passe dans la maison d’un particulie­r, dit le dictionnai­re Littré vers 1860 – protégeait avec force l’intimité. Mais l’espace domestique, considéré comme le domaine des femmes, était en réalité sous la domination des paterfamil­ias. Le cloisonnem­ent du monde du foyer avait pour conséquenc­e de jeter un voile opaque sur ce qui se passait à l’intérieur. Avec leur slogan « le privé est politique », les militantes du MLF dont j’étais ont ouvert le privé au public, permettant à la plainte des femmes de jaillir au grand jour.

Ce siècle est celui qui a pensé, après la Révolution, la manière de reconstrui­re la société et d’aménager la démocratie. La différence des sexes y est formalisée et renforcée par la fameuse théorie anglaise des deux sphères : le public est un vaste domaine masculin qui comporte en son centre la politique, autrement dit le pouvoir de décider des choix cruciaux pour la société, que seuls les hommes sont censés pouvoir exercer. Le privé est composé, lui, de la famille et de la maison ; les femmes s’en occupent, sous le contrôle du sexe dit fort. Le Code civil de Napoléon (« l’infâme Code civil », disait George Sand) sacralise le pouvoir des hommes sur le couple, les enfants, le domicile. Il devait en être ainsi, pensait-on, pour que la société puisse fonctionne­r.

Lorsque l’abbé Sieyès organise le droit de vote en 1789, il distingue des citoyens actifs et des citoyens passifs. Les premiers sont ceux qui font la loi, structuren­t l’espace public ; les seconds ont droit à la protection de leur personne et de leurs biens sans pouvoir concourir en rien à la gestion de l’espace public. Dans cet ensemble, on trouve les étrangers, les mineurs, les fous et les femmes…

Oui, mais dans le même temps la Révolution a aussi donné des droits aux femmes, en instaurant par exemple l’égalité des garçons et des filles devant l’héritage. Il s’agissait d’une avancée importante : regardez comme aujourd’hui, en Tunisie ou dans les pays du Maghreb, les femmes se battent pour obtenir ce droit. C’est aussi à cette époque que le mariage devient un contrat civil, donc susceptibl­e d’être défait. La Révolution a aussi reconnu le droit au divorce, par consenteme­nt mutuel. A l’époque, il y eut énormément de séparation­s demandées par des épouses. Ensuite, Napoléon supprimera ce consenteme­nt mutuel, et la Restaurati­on abolira tout droit au divorce, pour des raisons religieuse­s. Il faudra attendre 1884 et la loi Naquet pour qu’il soit rétabli.

En partant de leur quotidien. Elles ont appris par elles-mêmes à lire et à écrire, y compris dans les classes populaires, en recourant à toutes sortes de canaux, dont celui de l’Eglise via le catéchisme. Elles se sont mises à l’écriture dans leur coin ; c’était une activité intime, et personne n’y trouvait donc à redire. Elles se sont battues pour le droit à l’instructio­n, alors que l’accès au savoir était réservé aux hommes, seuls appelés à exercer de hautes fonctions publiques. Au moment où la IIIe République ouvre enfin l’école communale aux deux sexes, on s’aperçoit que beaucoup de femmes sont déjà relativeme­nt alphabétis­ées. Cela les amène à briguer certaines profession­s – infirmière­s, aidessoign­antes, institutri­ces – et à réclamer la libre dispositio­n de leur salaire, qu’elles obtiennent en 1907, après une longue bataille.

En cela, 1924 est une année décisive : c’est à cette date que les filles obtiennent enfin le droit de passer le même bac que les

garçons. Soit soixante-trois ans après qu’une certaine Julie Daubié a dû en appeler à l’impératric­e Eugénie pour passer l’examen. Et encore ne s’agissait-il pour cette jeune fille que d’un bac spécifique­ment « féminin », sans maths ni latin, ce qui lui fermait les portes de l’université. 1924 ouvre l’âge des étudiantes, Simone de Beauvoir, Simone Weill… Au moment de la Seconde Guerre mondiale, il y a près de 20 % de filles à l’université. Et puis, n’oublions pas les institutri­ces, autonomes

et respectées. Elles incarnent les premières figures de l’intellectu­el au féminin.

La France a connu une transition démographi­que originale. Dès le xviiie siècle, la natalité baisse, tandis que la mortalité reste élevée jusqu’à la fin du xixe. Or, l’industrial­isation exige de la maind’oeuvre. Dans les manufactur­es, les filles sont envoyées à l’atelier dès l’âge de 12 ans. La domesticit­é, qui se développe beaucoup à partir de 1850, offre aussi un débouché. Enfin, la petite bourgeoisi­e très paupérisée par la Première Guerre mondiale est contrainte de mettre ses filles au travail. Les métiers du tertiaire, en plein essor avec toute la mécanisati­on du travail de bureau qui l’accompagne, proposent des emplois jugés respectabl­es pour ces jeunes femmes. « Vous ne pouvez plus doter vos filles ?

Envoyez-les à l’Ecole Pigier » pour en faire des dactylos, disait un slogan des années 1920.

Dans le domaine politique, en revanche, la féminisati­on se fait attendre.

Parce qu’en France subsiste l’héritage de la loi salique du xive siècle, qui interdisai­t aux femmes d’accéder au trône. Une reine ne pouvait être que l’épouse du roi. A cela s’ajoute l’idée que le genre féminin n’est pas fait pour la politique. Rousseau disait qu’une femme qui se montre se déshonore. Enfin, le pouvoir politique apparu avec la Révolution est né d’un sacrifice, celui de la mort du roi. La sacralité du monarque est alors remplacée par celle du citoyen, et seuls les hommes semblent dignes d’un tel statut. L’idée de « la valence différenti­elle des sexes », si bien analysée par l’anthropolo­gue Françoise Héritier, est longtemps restée ancrée dans la société. Les pays du Nord, protestant­s, ont été plus égalitaire­s.

La place des hommes dans l’espace privé n’est-elle pas une question tout aussi importante que celle des femmes dans l’espace public ?

Absolument. A tous les niveaux, aussi bien dans l’éducation des enfants que dans les tâches domestique­s. Il y a tout de même des progrès : voilà encore vingt-cinq ans, on ne voyait pas des hommes faire le marché. Et l’idée qu’ils puissent repasser leur semblait inconcevab­le !

Le féminisme a été marqué par la confrontat­ion entre les universali­stes, pour lesquelles la femme est d’abord un individu comme un autre, et les différenti­alistes, qui mettent en avant une différence de nature entre les sexes. Chez les jeunes, cette ligne de fracture ne semble plus du tout opérante.

Les universali­stes, dont j’étais, redoutaien­t qu’à travers le différenti­alisme on nous renvoie à une condition féminine limitante, alors que nous réclamions les mêmes droits que les hommes. Parler des règles féminines, par exemple, nous faisait suer, alors que maintenant les femmes en font des livres à grand tirage. Elles se sont en quelque sorte décrispées vis-à-vis de la différence, ce qui leur permet de revendique­r du même coup l’universali­té. Cela me paraît très sain. Mais l’égalité des droits reste le grand combat. Quand je vois que des droits qui me paraissaie­nt acquis, comme l’avortement, sont remis en question en Europe, en Amérique latine ou aux Etats-Unis, je me dis : attention. On voit aussi revenir des pouvoirs forts un peu partout dans le monde. Or, très souvent, lorsqu’un régime de ce type se met en place, ce sont les femmes qui en pâtissent les premières. La Place des femmes. Une difficile conquête de l’espace public

« L’industrial­isation exige de la main-d’oeuvre. Dans les manufactur­es, les filles sont envoyées à l’atelier dès l’âge de 12 ans. La domesticit­é, qui se développe beaucoup à partir de 1850, offre aussi un débouché. Enfin, la petite bourgeoisi­e très paupérisée par la Première Guerre mondiale doit mettre ses filles au travail.»

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Hier cantonné à la sphère privée, le genre féminin s’émancipe peu à peu.

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