Don des corps : où va l’argent ?
L’université Paris-Descartes a hébergé une société privée revendant des cadavres et a organisé des défilés de mode. Qu’a-t-elle fait de ces fonds ? PAR ANNE JOUAN
J «e me souviens d’un réfrigérateur cassé dans les chambres froides. Impossible de trouver une pièce de remplacement, il a fallu la réaliser sur mesure : l’appareil datait du début des années 1950 », confie un ancien haut responsable de Paris-Descartes. Depuis 1953, l’université héberge en ses murs du Quartier latin le Centre du don des corps (CDC). En réalité, le bâtiment abritait un véritable charnier, comme l’a révélé L’Express le 27 novembre dernier. « C’est le résultat d’un sous-financement chronique remontant à une trentaine d’années », ajoute la même source. Et pourtant, selon notre nouvelle enquête, de l’argent, Paris-Descartes n’en manquait pas ! A commencer par celui de l’Ecole européenne de chirurgie (EEC), aux revenus juteux, créée par le Pr Guy Vallancien en 2001. Dans le monde de la médecine, ce spécialiste en urologie est une star. Il a soigné François Mitterrand et les prostates de toute une myriade de célébrités. Au début des années 2000, il investit avec la bénédiction du président de l’université d’alors, Pierre Daumard, une partie du cinquième étage (celui des chambres froides et des salles de dissection), ainsi que des bureaux au sixième, un amphithéâtre et une bibliothèque avec terrasse à la vue imprenable sur le Louvre. Vallancien y organise moult cocktails, où se presse le beau monde littéraire, politique et médical. Il monte son école de chirurgie – sous le statut de société anonyme – avec, comme administrateurs, la Générale de santé, la Fédération nationale de la mutualité française et le groupe hospitalier de cette dernière. Trois ans plus tard, le chirurgien est pressenti pour diriger parallèlement le CDC. Et là, branle-bas de combat.
Le 9 février 2004, le Dr Olivier Gagey, chirurgien orthopédiste et sommité de l’anatomie, prend la plume. Il entend mettre en garde le secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine (le Pr Jacques-Louis Binet) et le président du Conseil national de l’ordre des médecins (le Pr Michel Ducloux). Il pointe les « conflits d’intérêts » que représente la possible nomination de Guy Vallancien, ce dernier étant « par ailleurs fondateur et directeur d’une société anonyme ». Et le Dr Gagey d’ajouter : « Il y a une incompatibilité absolue entre les fonctions de dirigeant d’une société qui commercialise les enseignements et celles de directeur d’un service d’université dont l’objet est de gérer la générosité jamais démentie des donateurs. » En langage moins policé : comment confier la gestion du don des corps au patron d’une entreprise qui les vend ? Les alertes ne suffisent pas, Guy Vallancien a trop d’entregent, il finit par prendre les rênes du CDC. En même temps qu’il règne à Descartes, il conseille les ministres de la Santé Jean-François Mattei puis Xavier Bertrand et Roselyne Bachelot.
Les affaires de l’EEC sont florissantes : 1,6 million d’euros de chiffre d’affaires en 2015. Le business de l’homme qui murmure à l’oreille des politiques ne plaît pas à tout le monde. « Vallancien achetait la mise à disposition des corps au tarif public et les revendait plusieurs fois le prix. Il servait d’intermédiaire entre l’université et les industriels à qui il proposait des formations », rapporte un ancien dirigeant de Descartes. L’urologue se justifie : « Oui, nous payions les corps au tarif public, c’est vrai, mais nous faisions de la mise à disposition pour les industriels et nous leur proposions des choses en plus ! » Une autre source insiste : « Il y avait un amalgame, une confusion entre cette école privée et l’université du fait même de l’adresse de l’EEC, domiciliée aux Saints-Pères. Les clients industriels prestigieux payaient cher l’école pour avoir les meilleurs corps et les autres passaient par le CDC pour disséquer les cadavres que Vallancien voulait bien laisser. »
En 2010, le Pr Alexandre Mignon, anesthésiste à l’hôpital Cochin, veut disposer d’un espace à Paris-Descartes pour sa structure de chirurgie par simulation. Il s’adresse à Axel Kahn, qui préside alors l’université : « Axel Khan me dit de venir, car il a un problème avec Vallancien et son école. Il m’explique que [ce dernier] utilise des locaux gratuitement et que le personnel engraisse son école tout en étant payé par l’université. » L’ex-président de Descartes confirme : « En arrivant à la présidence, j’ai été très mécontent de voir qu’une entreprise privée utilisait les ressources publiques de l’université : 30 % des corps du CDC partaient à l’école de chirurgie ! Sans compter que Vallancien faisait payer aux industriels plusieurs fois le prix des diplômes proposés à Descartes. » Une autre source abonde : « Il y avait une convention de partenariat entre l’EEC et l’université. Sauf que l’école vendait plusieurs milliers d’euros une formation que Descartes proposait à 500. Nous avons mis des années à nous débarrasser de Guy Vallancien. » Ce dernier assure pourtant que les tarifs de l’EEC avaient été validés par l’administration. Entre
Vallancien et Kahn, les noms d’oiseau fusent.
L’argent, encore. Dans une note du 7 juin 2017 remise au président de Paris-Descartes d’alors, FrédéricDardel,aujourd’hui conseiller de la ministre de la Recherche, le Pr Richard Douard – à l’époque, directeur du CDC – écrit : « L’activité cadavérique est rentable. » Il développe : « Les formations industrielles et les organismes de formation hébergés par le CDC sont hautement rentables. » Soit 1,4 million d’euros en 2014. Selon son mémo, l’Ecole européenne de chirurgie est une « société écran ». « En effet, l’EEC n’apporte pas de compétence pédagogique mais permet seulement des mises à disposition [NDLR : de cadavres], ce que le CDC a mission de faire. »
Les affaires de Guy Vallancien capotent quand le loyer à tarif préférentiel devient redevance. L’urologue du Tout-Paris déplore « un passage de 20 à 48 euros le mètre carré » et ne veut plus payer. Commence alors un long contentieux avec l’université, qui, par ailleurs, décide de lui facturer la mise à disposition des corps au tarif privé. L’agent comptable de ParisDescartes bloque les comptes de l’EEC. C’est la liquidation. Le 6 mars 2017, le conseiller des princes doit quitter les lieux.
L’argent, toujours. Pendant que les cadavres pourrissent au cinquième étage, la faculté de médecine mène grand train. Régulièrement, son doyen, le Pr Gérard Friedlander (qui n’a pas répondu à nos multiples sollicitations), petit-déjeune au Bristol, un palace parisien, avec donateurs et entreprises. Il active à l’envi son réseau pour collecter des dons destinés à la faculté via la Fondation Paris-Descartes. Chaque année, depuis 2016, la faculté coorganise avec Chanel le gala « Sauver la vie ». Elle y convie tout ce que Paris compte de people. En 2018, le gala permet de récupérer 420 000 euros. En 2019, 620 000 euros sont collectés, la soirée a lieu au très chic Pavillon Cambon, avec Cyril Lignac aux fourneaux. Une tombola met en jeu des sacs de luxe.