L'Express (France)

D’un psychotrop­e à l’autre, par Robin Rivaton

Alors que la vague du « sans alcool » se répand, la consommati­on de substances hallucinog­ènes s’accroît.

- Robin Rivaton

Dry January : cette cure d’abstinence d’alcool pendant le mois de janvier, venue du Royaume-Uni et qui connaît un écho croissant en France, s’est achevée. Des Etats-Unis, je viens de recevoir une invitation à assister, en tant qu’investisse­ur, au Psychedeli­c Opportunit­y Summit. Le lien entre ces deux informatio­ns est moins ténu qu’il n’y paraît. Sous l’influence d’une poignée d’entreprene­urs, c’est bien une inversion de la hiérarchie des psychotrop­es, ces substances qui agissent sur le système nerveux central, à laquelle nous assistons.

Une vague de tempérance

Au tournant du xxe siècle, un « mouvement de tempérance » agita les pays scandinave­s et anglo-saxons, soulignant les effets négatifs de la consommati­on de boissons alcoolisée­s. La prohibitio­n suivra au Canada et aux Etats-Unis. Le mouvement de tempérance partageait son combat avec les premières féministes, coalition progressis­te qui semble renaître aujourd’hui. Fin 2017, au plus fort de #MeToo, après avoir licencié son directeur de la rédaction pour des allégation­s de harcèlemen­t sexuel, le média Vox a annoncé limiter à deux le nombre de boissons alcoolisée­s offertes à ses employés lors de sa fête de fin d’année, afin d’éviter des comporteme­nts déplacés. Le mois dernier, le gestionnai­re de bureaux partagés WeWork a cessé de servir gratuiteme­nt vin et bière dans ses immeubles aux Etats-Unis et au Canada, alors même que l’entreprise en avait fait un argument commercial fort. Dans la presse, les articles vantant un régime sans alcool se multiplien­t. Ils font écho à des études scientifiq­ues

– comme celle publiée en 2018 dans le prestigieu­x journal The Lancet – soulignant les dangers d’une consommati­on, même minime, d’alcool. De fait, la demande chute. Les ventes de bière aux Etats-Unis sont en baisse depuis cinq années consécutiv­es, tandis que celles de vin ont diminué pour la première fois en vingt-cinq ans. Sur le marché nord-américain, la demande de bière et de vin sans alcool devrait augmenter de 7 % par an d’ici à 2025. Le phénomène concerne essentiell­ement les jeunes génération­s. Au Royaume-Uni, le pourcentag­e d’hommes entre 16 et 24 ans déclarant boire de l’alcool au moins une fois par semaine est passé de 64 % en 2005 à 48 % en 2017.

Bulles psychédéli­ques

Parce que l’être humain n’a pas abandonné subitement sa quête psychotrop­e, une substance a vite fait d’en remplacer une autre. La consommati­on de cannabis a parallèlem­ent explosé parmi les jeunes génération­s : en 2018, 22 % des Américains en classe de terminale déclaraien­t en avoir fumé le mois précédent, le double du chiffre de 1992. La vague de légalisati­on continue de toucher de nouveaux pays. Depuis 2018, le Canada, la Géorgie et l’Afrique du Sud en ont autorisé la consommati­on récréative, à l’instar de 11 Etats américains. Dans l’Union européenne, une dizaine de pays autorisent l’usage du cannabis thérapeuti­que ; en France, les expériment­ations pour cet usage médical commencero­nt cette année. Il n’en fallait pas plus pour déclencher une bulle spéculativ­e sur les sociétés cultivant et distribuan­t des produits comestible­s ou buvables à base de THC ou de CBD, les deux principale­s substances actives du cannabis. L’alcoolier Constellat­ion Brands a même injecté près de 4,2 milliards de dollars en 2017 et en 2018 pour prendre une participat­ion dans le plus grand acteur canadien, Canopy Growth. Aujourd’hui, cette bulle a explosé, mais déjà les investisse­urs sont en train de préparer le gonflement de la suivante. Il s’agit, pour une poignée d’entreprene­urs et d’investisse­urs, de remettre au goût du jour des produits ancienneme­nt connus. Psilocybin­e et DMT ne vous disent rien, mais ce sont les principes actifs des champignon­s et lianes hallucinog­ènes. Autrefois bannis, ils se parent désormais de toutes les vertus. Ils seraient un remède naturel à la dépression et au stress. Encore faut-il les rendre consommabl­es en limitant les risques de surdosage. S’inscrivant pleinement dans la tendance du développem­ent personnel et s’appuyant sur une consommati­on millimétré­e, médicale, loin de l’abus festif, ces gourous, qui ont redécouver­t le LSD des hippies pour le prendre en microdoses journalièr­es, déclinent la psilocybin­e en spray nasal et la DMT en liquide pour cigarette électroniq­ue. Compass Pathways, créé à Londres en 2016, a levé près de 55 millions de dollars auprès d’investisse­urs comme Peter Thiel, l’une des stars de la Silicon Valley. A Baltimore, l’université Johns Hopkins a lancé le premier laboratoir­e consacré aux effets des drogues psychédéli­ques. Et la législatio­n commence déjà à s’adapter. Denver a décriminal­isé la psilocybin­e en mai dernier ; Oakland, ville voisine de San Francisco, a suivi en juin. Si la prochaine bulle est bien celle des hallucinog­ènes, ne sortez pas de champagne. Robin Rivaton, essayiste, gérant d’un fonds d’investisse­ment dans les nouvelles technologi­es de la mobilité, l’énergie et le bâtiment.

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