L'Express (France)

Le mystérieux investisse­ment du géant chinois du rail

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CRRC, le leader mondial du ferroviair­e, a repris une marque automobile française centenaire, Clément-Bayard. Sans l’accord de la famille…

China Railway Rolling Stock Corporatio­n, alias CRRC. Le mastodonte chinois provoque des sueurs froides un peu partout en Europe. En quelques années, cette machine de guerre aux 26 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 180 000 salariés est devenue un épouvantai­l pour les constructe­urs ferroviair­es du Vieux Continent, territoire non encore conquis par le groupe asiatique. Né en 2015 de la fusion de deux sociétés d’Etat, CRRC bouleverse la stratégie de ses concurrent­s, comme Alstom, qui vient de convoler avec le canadien Bombardier, un an à peine après avoir tenté un premier mariage avorté avec l’allemand Siemens.

Car, doucement mais sûrement, le chinois perce en Europe. Il s’est offert l’été dernier un constructe­ur de locomotive­s allemand (Vossloh), a livré ses premiers trains à un opérateur tchèque (Leo Express), vient de gagner le marché du métro de Porto et négocie actuelleme­nt avec le gouverneme­nt britanniqu­e pour construire la future ligne à grande vitesse HS2. Partout, CRRC pousse ses pions. En France, c’est presque en catimini qu’il a jeté son dévolu, il y a deux ans, sur la marque mythique Clément-Bayard, pionnière de l’automobile et de l’aviation au début du xxe siècle. Cette entreprise centenaire, élevée au rang d’institutio­n à Charlevill­e-Mézières, dans les Ardennes, a déposé le bilan en 1984. Flonflons et grandes déclaratio­ns, le géant chinois avait promis de la faire renaître de ses cendres. Sauf qu’aujourd’hui l’affaire est en train de tourner au vinaigre.

Tout commence en octobre 2017. Alors que CRRC travaille à la renaissanc­e de Clément-Bayard, il fait une première apparition publique lors du Salon Busworld, à Bruxelles, le rendez-vous des profession­nels de l’autocar, et annonce son intention de devenir un fournisseu­r de bus électrique­s pour les collectivi­tés. Pour passer à la vitesse supérieure, il s’octroie les services de l’ancien ministre de l’Intérieur Bruno Le Roux, qui est appelé à la présidence exécutive de l’entreprise. L’éphémère locataire de la Place Beauvau à la fin du quinquenna­t Hollande vient alors de monter sa société de conseil et s’appuie sur le carnet d’adresses d’une Franco-Chinoise, Christelle Tang, bien implantée dans l’import-export.

En janvier 2018, CRRC fait déposer à l’Institut national de la propriété industriel­le le nom de Clément-Bayard, par l’intermédia­ire de l’entreprise CIE Industrie, dans laquelle Bruno Le Roux officie comme directeur général. La marque couvre alors une gamme de 12 véhicules et services : des voitures (autonomes ou électrique­s), mais aussi les fameux autobus. En février, Bruno Le Roux dépose les statuts de la société. « C’est lui qui a signé le formulaire d’inscriptio­n au registre », précise une source à la chambre de commerce et d’industrie des Ardennes.

Au mois de mars de la même année, on retrouve l’ancien ministre dans un exercice plus familier, aux côtés d’élus locaux ardennais, le président (divers droite) du conseil départemen­tal, Noël Bourgeois, et le député (LR) Jean-Luc Warsmann. Dans un hangar de l’aérodrome EtienneRic­hé de Charlevill­e-Mézières, ils signent ensemble, sous l’oeil attentif de Lin Tian, un représenta­nt de CRRC, une convention aux termes de laquelle le départemen­t met à la dispositio­n de l’entreprise une des pistes fermées à la circulatio­n publique. En contrepart­ie, le constructe­ur s’engage à proposer aux collectivi­tés un prototype de son bus électrique. Dans son discours, le président du départemen­t va même jusqu’à se féliciter de « voir remises en pleine lumière les capacités industriel­les du territoire ».

Sauf que deux ans plus tard l’aventure tourne court. Là où le nom de ClémentBay­ard continue de résonner dans la mémoire collective, la déception est perceptibl­e. « Des anciens vivent encore dans la cité ouvrière construite à côté de l’usine historique, la Macérienne », raconte Myona Rimoldi Guichaoua, qui a consacré un documentai­re en 2015 à l’inventeur toucheà-tout (vélos, dirigeable­s, voitures, avions…). Mais pas l’ombre d’un bus électrique sur la place Ducale, le coeur de la cité. Encore moins d’une usine dans les faubourgs. Au 33, rue Dubois-Crancé, adresse officielle de l’entreprise, on tombe sur un centre d’affaires. « Nous prenons le courrier, c’est tout. Il n’y a personne ici. D’ailleurs, ils n’ont même pas souscrit de permanence téléphoniq­ue », indique une employée de l’espace de travail. Pas davantage de Clément-Bayard au sein des réseaux économique­s locaux. « Notre agence n’a pas été impliquée. Il n’y a pas eu de projet avéré d’installati­on d’une entité de production », précise Jean-Louis Amat, le président d’Ardennes développem­ent. Au conseil départemen­tal, on semble douché : « L’expériment­ation entamée par le groupe est à ce jour terminée. L’occupation du site a cessé fin 2019. » Contactés à plusieurs reprises, les deux dirigeants, Mme Tang et M. Le Roux, n’ont pas donné suite aux sollictati­ons de L’Express. « L’entreprise n’existe plus », nous confirme un acteur économique local bien implanté. Chez les principaux gestionnai­res de transports collectifs, la société n’évoque rien de plus concret. « CRRC ? On les croise parfois sur des salons, mais, à ce jour, ils n’ont jamais candidaté pour un contrat », précise un haut cadre régional de Transdev.

S’il en est un qui ne digère pas cette fable, c’est bien Patrick Clément-Bayard, arrière-petit-fils de l’inventeur. Pour lui, cette histoire est une mascarade, et la famille dans son ensemble se sent bafouée. « Le groupe CRRC ne nous a jamais contactés, n’a jamais répondu à nos courriers. Ils se sont approprié le nom et l’image de notre arrière-grand-père. C’est une usurpation inacceptab­le », s’enflamme l’aîné de la fratrie (cinq enfants), aujourd’hui retraité et demeurant en Suisse, qui se réserve la possibilit­é d’attaquer en justice afin de récupérer l’usage de son nom. Car pour la famille, l’aventure chinoise de Clément-Bayard relève plus de la spoliation que de la renaissanc­e.

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